WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Peppermint Candy (1999)
Chang-dong Lee

Anatomie d'un (r)éveil national

Par Mathieu Li-Goyette
Peppermint Candy est le récit conté à rebours de la vie d'un homme coréen de 1999 à 1979. De son suicide jusqu'à sa graduation, le film le montre tour à tour businessman en faillite, homme d'affaires prospère, mari infidèle, policier brutal et soldat indécis. Mais qu'est-ce qui a d'abord ramolli le métal de sa conscience? L'armée, la dictature, l'endoctrinement militaire qu'il a reçu dès les années 80, puis son travail de policier qui le força à molester des militants actifs des mouvements populaires coréens de la même période. Après des décennies de totalitarisme et une crise économique causée par l'avarice des financiers et l'effet néfaste du capitalisme sauvage sur la Corée du Sud, Lee Chang-dong traçait en 1999 le schéma anatomique de son pays par le biais d'un seul film. Remonter jusqu’aux origines du mal, comme a pu le faire Michael Haneke avec Le ruban blanc, c'était aussi observer les effets directs de la politique sur la psychologie des personnages qu'il filmait. Son héros, Yong-ho, ne trouvera ni refuge dans la religion (présente d'un segment à l'autre) ni dans les deux femmes qui auront marqué sa vie. Rien n'est un refuge, pas même son enfant, pas même sa famille, parce que rien, pour Chang-dong, n'est aussi insidieux qu'une politique d'oppression.

C'est en expliquant à l'envers de son ordre narratif qu'il nous est permis de comprendre la complexité de l'écriture de Peppermint Candy. En commençant par la fin, disons que Yong-ho est un étudiant récemment diplômé - sur la berge d'une rivière, il chante avec ses camarades de classe une ode à l'avenir. Un train passe. Le temps passe. Il rêve d'être photographe quand le gouvernement l’oblige, comme des milliers d'autres Coréens, à rejoindre les forces armées. Homme au coeur tendre, il préfère collectionner précieusement les bonbons à la menthe que lui envoie Sunim, une jeune étudiante qu'il a toujours aimée. Un soir, il abat par mégarde une réfugiée ayant violé le couvre-feu. Le temps passe de nouveau.

Ici s'entame la descente aux enfers de Yong-ho. Car à sa sortie des rangs, il intégrera une force policière chargée de démonter les opérations d'activistes contre le gouvernement. Chang-dong ne filme pas la torture, mais bien le visage de son protagoniste. Un visage qui apostrophe, mais à contrecoeur. Un visage qui montre des regrets aussitôt enterrés par une obligation, celle de se conformer aux règlements et aux lois martiales. Il y vit durant toutes les années 80 la pression de la chaîne de commandement et a sur ses jointures le sang des idéalistes; cette vertu, il l'a abandonnée depuis longtemps. Lorsque survient le boom économique coréen de la fin des années 80, Yong-ho se recycle en homme d'affaires, se marie, devient père, se range et tente de réparer les pots cassés. Il n'y parviendra pas et le temps passera une dernière fois. La crise le mettra à la rue et c'est pourquoi, lorsqu'il sera réuni pour la commémoration des vingt ans de sa graduation, sur les rives de cette même rivière, entonnant la même chanson, il se jettera devant le train qui passe... et le temps, parce que Yong-ho en a voulu ainsi, arrêtera de passer pour lui.

Romancier bien avant d'être cinéaste, Chang-dong manie cette figure du train comme un écrivain manierait une répétition, la figure de style pesante d'une métaphore efficace : à chaque segment, un train traverse le cadre lors d'un moment crucial de la vie du héros. Dans le cadre ou dans le hors-champ, son passage rappelle sans cesse au spectateur qu'il n'est témoin que d'un flashback et que tout, les moments de bonheur comme de malheur, mèneront au suicide de Yong-ho. Les trouvailles visuelles pullulent et intègrent les personnages, toujours brillamment interprétés sur vingt ans, à une fluidité permettant au lot d'informations d'être miniaturisé à l'échelle d'un film. Des bonbons éparpillés au fil des séquences viennent ainsi nous rappeler l'amour de Yong-ho pour Sunim, une relation idyllique ne s'étant jamais terminée, une relation toujours fragmentée et qui prendra fin sur le lit de mort de la femme, soit trois jours avant le suicide fatidique. Fragmentaire, cette structure fait sens par des séparateurs visuels isolant les périodes les unes des autres. Le cinéaste confectionne à reculons des plans sur rails en faisant remonter toujours plus loin les origines des maux qui accablent son personnage. Une fois toute cette charge émotive expliquée et le casse-tête assemblé, on comprendra que le train est trop lourd, qu'il a dépassé un point de non-retour et que cette accumulation de traumatismes happera de plein fouet Yong-ho en 1999.

En creux de sa grande tragédie formée de retours en arrière et de rappels nostalgiques à un temps révolu (les dernières paroles de Yong-ho, « Je souhaite retourner en arrière », sont révélatrices de la structure du film conçue comme les dernières images passant par la tête du mort), Chang-dong fait état d'une détresse collective dépassant les drames isolés de sa diégèse. Vouloir retourner en arrière, c'est aussi ne pas vouloir aller de l'avant, ne pas désirer la dégradation inéluctable d'une nation dont les bases - on le sait maintenant comme Yong-ho le sait, comme Chang-dong nous l'a fait savoir - sont si friables. Il y a une raison pour laquelle le héros de Breathless criait tant et une autre expliquant que le protagoniste de Oldboy, réveillé après un emprisonnement de quinze ans, avait autant de rage au coeur. Ces légendes du cinéma coréen contemporain, Chang-dong les avait déjà définies en 1999, quelques mois après la crise, quelques années après le virage démocratique du pays. Sa génération, celle qui a fait les grands films que nous voyons aujourd'hui, en est une ayant subi les foudres d'un enfer politique et qui, selon l'auteur, se voit obligée d'aller de l'avant sans jamais regarder en arrière. La marche forcée est impossible, trop difficile pour certains, la plupart s'écroulant en chemin, il tourne sa caméra vers l'arrière, assez près des événements pour en parler avec la lucidité d'un activiste maintenant protégé par le présent, et capte l'ultime témoignage des victimes. On pourrait dire de Peppermint Candy qu'il a ouvert la voie. Par lui, l'idée que la Corée s'éveillerait en colère comme elle s'est éveillée d'un sommeil profond jaillit du quotidien, s'imagine grâce à l'immersion dans la tête du plus banal des citoyens.

La question des cinémas nationaux s'étend à la notion complexe de nominations et de panthéons des chefs-d’oeuvre, des films étudiés, primés, chéris. Ces films exotiques visant à nous faire découvrir d'autres cultures s'imposent rarement dans notre imaginaire comme des incontournables de l'Histoire du cinéma. De tous temps, de toutes les revues sauf exceptions d'articles rares, on a pêché par manque de rigueur et de curiosité à leur égard. On leur préfère les oeuvres universelles, capables de brasser l'univers tout entier tout en ne brassant, au final, rien du tout. C'est pourquoi Chahine peut être plus important que Lynch et c'est aussi pourquoi la fonction du critique, en de tels cas, doit se flouer avec celle du sociologue en herbe, de celui qui juge autant des qualités artistiques d'un film que de sa manière, résolument historiographique, de traiter d'un sujet, d'une problématique de l'état du monde - sans oublier de prendre garde au fréquent retour du balancier, soit d'un film médiocre préoccupé par d'importantes causes. Mais Peppermint Candy n'est pas un de ces films médiocres. Au contraire, il est l'apothéose de cet idéal des cinémas nationaux. Il résume son temps, l'immobilise, l'analyse et le conserve pour nous, pour la suite du monde.
8
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 23 août 2011.