WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Battle Royale (2000)
Kinji Fukasaku

L'ultime cri de guerre

Par Mathieu Li-Goyette
C'était le beau pari du Festival Fantasia que de vouloir remplir une salle de plus de sept cents places, à minuit, pour un film datant de l'an 2000. En effet, ce film n'était pas la dernière comédie coréenne extravagante ni le plus récent film coup-de-poing venu d'Europe du Nord. Non, ce film, c'était le légendaire Battle Royale. Découvert pour la première fois par certains, redécouvert dans sa version définitive par d'autres, Battle Royale est de ces piliers du cinéma japonais contemporain, un morceau éternel de violence et de mise en scène effrontée. La meilleure manière pour Kinji Fukasaku, le roi du film de yakuza, de terminer une carrière avec classe. Depuis sa réalisation, les sphères médiatiques ont pourtant bien changé et son état de film maudit, puisque banni dans nombre de pays, poursuivi en justice par ses compatriotes et fui par les distributeurs américains suite à la tragédie de Columbine, lui a conféré le statut de film culte dès sa sortie. Or, l'épreuve du temps aura rehaussé la qualité de l’oeuvre. Battle Royale survit. Il survit même si bien qu'on le croirait meilleur de nos jours avec cette version définitive; son discours demeure aussi fort, ses séquences d'action aussi percutantes et le propos de Fukasaku aussi émouvant dans son total abandon aux forces d’une jeunesse qui parviendra à prendre le contrôle de l'avenir.

Commençons d'abord par sa finale. Kitano le maître d'école et chef des opérations (Takeshi Kitano, dans un rôle curieusement homonyme) parle à Noriko, une jeune fille venant de survivre au Battle Royale. Elle a survécu à l'impossible, soit un combat à mort contre quarante-et-un autres étudiants. Épaulée par son petit ami Shuya et le vétéran Kawada, qui avait déjà remporté une partie du jeu sadique et mortel organisé par une société japonaise uchronique, ils sont tous les trois parvenus à surpasser les règlements. Le trio s'évade de l'île déserte où ils avaient eu trois jours pour s’entretuer avec des armes distribuées aléatoirement à chacun des participants. Chaque six heures, un mégaphone leur criait de part en part de l'île les zones dangereuses qui, d'ici quelques heures, feraient exploser le collier porté par tous les joueurs se trouvant dans ladite région, les décapitant par la même occasion.

« Survival » le plus extrême qui soit parce qu'il met en scène des adolescents âgés de quinze à seize ans se retrouvant dans une arène mortelle, Battle Royale était une critique de l'état japonais, voire de tous les états usant d'un endoctrinement pour régir ses sujets. Les étudiants étaient de simples ados et ils devenaient des tueurs sans merci par la force des choses : s'ils ne tuent pas, les militaires surveillant l'opération activeront leurs colliers. Noriko, Shuya et Kawada chercheront à échapper au raisonnement impossible de Fukasaku/Kitano : « Que feriez-vous si vous étiez obligé de tuer votre meilleur ami? ». La majorité des victimes se suicident ensemble, tuent dès que leur ami a le dos tourné ou sombrent dans une rage violente sous la pression d'une mort imminente.

Mais revenons à cette dernière conversation entre Kitano et Noriko. La conclusion du film est brumeuse, filmée comme une hallucination, un rêve où la rosée semble empêcher le maître du jeu de tuer cette fille. Après le massacre, Kitano n'a qu'un « Que veux-tu que je te dise » qui lui tombe doucement des lèvres. Il la réconforte, redevient le maître d'école, le maître tout court qui vient d'observer l'abject dernier acte de la vie de ses étudiants. Il n'est plus celui qui a commandé les opérations, il est un « autre » personnage, la figure dominante d'un cinéaste âgé s’étant bâti une carrière en démembrant des doigts de yakuzas, en filmant des combats violents retraçant la face sombre du Japon qui lui était contemporain. Après une soixantaine de films, après avoir réalisé le chef-d’oeuvre du film criminel avec sa saga des Yakuza Papers, il n'a justement plus rien à dire à cette jeunesse qu'il laisse voguer au loin. Il signa un film testament, un film qu'il pensait faire comme s'il filmait déjà dans l'avenir de son pays. Il sentait ces événements venir. Il les a prédits et tenta d'en faire un film drôlement réaliste dans sa folie toute conceptuelle.

Conceptuelle, car pour Fukasaku, la violence dans la société a toujours été une question d'organisation et d'obligations. Le devoir est pour lui une arme terrifiante. Ses personnages ont toujours eu des obligations qui, s'ils ne les respectaient pas, pouvaient être la cause de leur propre perte. Crainte typique d'un réalisateur né d'un pays dont la réputation a été entachée par un totalitarisme encore récent, elle a motivé les oeuvres de Fukasaku jusqu'à prolonger son raisonnement vers l'univers du jeu vidéo, où il terminera sa carrière en plus d'en emprunter les règles et mécaniques pour la mise en scène de son Battle Royale (la prémisse, tout comme le déroulement de la partie, ne pourra rappeler qu'un Japon où les concepts du jeu vidéo auraient avalé le réel). Réalisateur et concepteur de l'excellent Clock Tower 3, un slasher interactif distribué sur la plateforme Playstation 2, Fukasaku semblait déjà avoir l'ouverture d'esprit, à soixante-dix ans, pour s'intéresser aux possibilités du jeu vidéo comme manière de revoir la façon dont l'action s'intégrait à la diégèse d'un film. Fonctionnant par étapes clairement définies et avec des codes établis dès les premières minutes, Battle Royale est une « partie » où le spectateur plane en spectre au-dessus de l'île en suivant autant Kiriyama le psychopathe inspiré de Sephiroth, le célèbre antagoniste de Final Fantasy VII, que Mitsuko la jeune sadique (qui reviendra dans le premier volet du diptyque Kill Bill).

Mais Battle Royale, c'est aussi le simple plaisir de la confrontation improvisée, de la transformation des objets du quotidien en armes meurtrières utilisées par des ados n’ayant pas été formés pour être un commando. Ils dénichent des armes sur le terrain, se tendent des embuscades, se suicident ou tuent de manière comique; Battle Royale est un film d'un humour habile alternant entre une violence crue, des situations cocasses et des tragédies impromptues. En ce sens, ce dernier film (nous disons « dernier » en excluant volontairement l'incomplet Battle Royale II du même réalisateur tourné trois ans plus tard) pavera la voie au cinéma d'action japonais des années 2000. Un cinéma plus souvent coup-de-poing que ses autres concurrents orientaux, un cinéma extrêmement violent et basé sur un ensemble de relations floues entre le sexe (ici, les écolières à jupes courtes) et la mort (les mêmes écolières armées d'une mitrailleuse). Il n'y aurait pas de Sion Sono tel qu'on le connaît aujourd'hui sans Battle Royale. Tout comme Kitano - son personnage ne portait pas innocemment son nom -, qui doit à Fukasaku toute l'énergie souterraine de son oeuvre, toute sa manière de rendre violente la moindre action et ordinaire la plus grand violence, Sono n'aurait été capable de faire son coup d'envoi international, Suicide Club. Fukasaku a eu la clairvoyance d'esquisser les principales forces directrices du cinéma japonais à venir - celui que nous voyons aujourd'hui - tout en stipulant, comme si c'était là une coupure décisive entre sa carrière et celle de ceux qui le suivront, entre le XXe et le XXIe siècle. « Que veux-tu que je te dise? », soit l'incompréhension d'un vétéran face à sa relève, mais aussi le murmure d'un maître, celui de Kitano, de Sono, qui n'avait plus rien à leur apprendre.
9
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 9 août 2011.