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12 Angry Men (1957)
Sidney Lumet

Les apôtres du jugement

Par Mathieu Li-Goyette
« Le sentiment de la justice pourrait être un instinct particulier et requérir cependant, comme nos autres instincts, le contrôle et les lumières supérieures de la raison. » - John Stuart Mill (L’utilitarisme)

On ne s’étonnera pas que Sidney Lumet ait été le premier à adapter le Rashômon d’Akira Kurosawa. Si d’autres cinéastes américains de sa génération et des subséquentes auront avoué, à un moment ou à un autre de leur carrière, devoir bien des choses à l’« empereur », c’est Lumet qui s’y sera le plus souvent appliqué. Non pas tant au niveau de la structure ou du choix des sujets - Lumet, plus que quiconque, est exactement à cheval entre l’esthétique du classicisme de l’âge d’or et l’autoréflexion propre au cinéma subversif des années 60 -, c’est plutôt le regard sur l’humain et ses failles qui s’avère l’obsession profonde liant les deux maîtres. La vérité plurielle des gens, les perspectives, les alibis sans fin de chacun chez une espèce qui, pensant à elle, ne peut jamais être juste par rapport à son prochain.

Les douze membres d’un jury sont priés de rendre leur verdict : coupable ou non coupable. Le méfait? Un jeune homme « de couleur » aurait assassiné à coups de couteau son père dans une « banlieue malfamée » de New York. Le groupe devra en venir à une décision unanime. Les preuves sont accablantes, l’adolescent ne peut qu’être coupable; heureusement pour lui, le huitième jury (Henry Fonda) pense le contraire et s’élève contre le consensus. 12 Angry Men est un huis clos de 96 minutes, une joute verbale magistrale où la force de caractère d’un homme triomphera progressivement des onze autres.

Le coeur, comme l’esprit, a ses raisons; l’un des douze souhaite voir le match de baseball, un autre est un homme d’affaires n’aimant pas perdre son temps, l’autre est raciste, l’autre a une relation difficile avec son fils, l’ensemble des individus est caractérisé rapidement par leurs costumes et leurs airs. La production newyorkaise bien de 1957 présente une palette de produits de l’Actors Studio et joue du fait qu’en son sein, Fonda le vétéran agit comme figure céleste du groupe d’interprètes. Exemple à suivre, il est l’acteur formé à l’ancienne, mais aussi le héros gauchiste de The Grapes of Wrath, de Young Mr. Lincoln, l’incarnation de la pureté paysanne, et il en resplendit d’honnêteté : le style de son jeu, plus joué que senti, le place à un pas de distance de plus de ses opposants. Il est au-dessus de la situation, bien que concerné par le destin du jeune homme.

Concerné, il l’est en effet, mais différemment des autres jurys. Fonda, comme il ne connaît pas le coupable et n’a rien à gagner à le sauver, ne s’érige pas contre l’idée du vrai ou du faux, mais espère plutôt questionner l’idée de la condamnation. Selon lui, un doute raisonnable subsiste et c’est en l’honneur de ce doute qu’il souhaite réviser les preuves. Les autres voient plutôt dans la survie de l’enfant-assassin la faille d’un système n’ayant pas puni l’un de ses sujets. Par contrat social, l’être humain qui intègre une société se doit de se conformer à un apanage de règles strictes. Or, si l’un d’eux s’en détache, c’est la défense personnelle de chacun qui prendra le dessus sur le jugement de l’accusé. Les onze acharnés ne désirent pas voir mourir le petit sur la chaise électrique par sadisme ou vengeance, mais bien parce que la violation de la sphère sociétaire est, indirectement, la violation de la sécurité individuelle de chacun. L’être humain « est capable de saisir, entre lui-même et la société humaine à laquelle il appartient, une communauté d’intérêts en vertu de laquelle toute conduite qui menace la sécurité de la société prise dans son ensemble menace la sienne et éveille son instinct de défense personnelle », soulève Mill (L’utilitarisme, p.137). Autour de cet essai philosophique gravite la question de la « justice américaine » ou, plus largement, de l’idéologie d’une Amérique hégémonique où la solidarité telle qu’on la louange est en fait une autodéfense préventive.

Nulle preuve n’accuse formellement le jeune homme, mais rien ne peut non plus le disculper et lui donner un alibi. Lumet ne filme pas le désir d’une vengeance (puisque même si l’accusé est enfin prouvé innocent, le véritable assassin ne sera jamais évoqué ni découvert), mais plutôt le sens de la justice et, comme le texte de Mill, 12 Angry Men se présente comme une réflexion sur les origines de celle-ci et de la morale (la justice n’étant pas nécessairement morale). En ce sens, la causalité du cinéma classique lui fait défaut. Ici, le cause à effet ne correspond plus, n’a pas de sens sinon que d’être critiqué par un discours acerbe sur le « besoin » de justice. Mais de quel besoin est-il question, en fait? La justice est-elle innée chez l’Homme?

L’utilitarisme (américain) est une doctrine selon laquelle l’humain décide d’abord en fonction de ses intérêts personnels. Et comme la bonne tenue de la société fait parti des facteurs favorisant l’épanouissement des individus qui y sont intégrés, elle est le sujet de 12 Angry Men, ces douze citoyens endoctrinés qui ne souhaitent que le règne de la sécurité civique (donc privée). S’opposant à eux, Fonda est, avant d’être un généreux héros, un intuitionniste croyant en l’Homme plutôt qu’aux hommes. À plusieurs égards, la structure du film de Lumet a des allures de duel idéologique plutôt que d’opposition dichotomique. Ce qu’on accuse n’est pas une manière d’agir - l’exécution du criminel -, mais plutôt une manière de penser. Ce ne sont pas « 12 Bad Men », mais bien « 12 Angry Men ». Des hommes en colère, en rogne contre le non-respect des règles. Douze et non onze, car Fonda est aussi en colère qu’eux, mais pour des raisons différentes. Cela en fait la première grande oeuvre sur la paranoïa américaine - la mise en scène claustrophobe le rend astucieusement - et sur la peur de l’étranger - on ne lui consacre qu’un seul et très court plan. Au fil du récit, les plafonds se rapprochent tout comme les visages et les contreplongées sont de plus en plus fréquentes. Lancé comme la délibération rapide, accélérée par des plans-séquences d’une maîtrise extrême, le film se rythme par un montage plus saccadé et une accentuation de l’éclairage sur les visages révélant graduellement leur vraie nature.

Évolution interne du langage cinématographique à même les facteurs hollywoodiens, méditation sur la justice, 12 Angry Men demeure l’immensément petit chef-d’oeuvre sur/de l’Amérique, soit autant que l’auront été L’Avventura pour les Italiens et Hiroshima, mon amour pour les Français. Car si les deux autres fouillaient dans une certaine mélancolie de l’après-guerre, celui-ci remettait en question la justice du pays « blessed by God ». Le Dieu qui dit un jour : « Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés » et qui, par le fait même, induisit du collectif dans l’individuel et de l’individuel dans le collectif tout en inspirant cette « solidarité » dont nous parlions précédemment. Analyse de cette hypocrisie par une longue et chaude journée d’été - comme dans Chien enragé de Kurosawa, la sueur épuise l’esprit, la chaleur lourde et humide finit toujours par faire ressortir la vérité -, c’est le film judiciaire parfait, si tel genre existe. Puisque cette idée de « genre » semble ici plus que jamais superflue : l’oeuvre est constamment contemporaine, discursive et ambitieuse. Un genre tente de changer le genre. 12 Angry Men, lui, aura tenté de changer le monde et la justice qui y règne, ou du moins la manière dont on a assimilé celle-ci à la morale judéo-chrétienne, dont l’archaïque crédulité de l’homme régit encore les masses.

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Critique publiée le 31 mai 2011.