WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Last Night (2010)
Massy Tadjedin

La problématique des draps de satin

Par Laurence H. Collin
L’une des critiques les plus tranchantes décochées en direction des films du rang de Last Night - et l’on pourrait en trier les productions à l’étiqueteuse - s’appuie sur la prémisse suivante : pourquoi serions-nous censés trouver « captivants » les troubles émotionnels de citadins riches, beaux et comblés? Certains auditeurs voudront se rendre encore plus loin dans le procès, remettant même en cause la pertinence de confier à des visages célèbres (dont un généreux pourcentage s’avère richissime) la tâche de personnifier les sentiments d’une classe sociale qui, même financièrement très confortable, effleure à peine la cheville de leur propre quotidien « jet set ». Des allégations de cette nature pourraient aussitôt venir à l’esprit du spectateur au fil des premières minutes de Last Night. Et avec raison : nous avons affaire ici à un drame romantique dans lequel l’enchaînement d’un superbe logement au mobilier urbain-chic vers un vernissage dans une galerie dont l’aménagement semble hurler « MANHATTAN!!! » est empreint d’une atmosphère déjà on ne peut plus tendue et tourmentée. Dès lors, il faudra se rendre à l’évidence que les mendiants du quartier présents dans Please Give ne feront vraisemblablement pas d’apparition.

Bien entendu, l’objectif de la réalisatrice irano-américaine Massy Tadjedin n’est pas de représenter la détresse monétaire des sans-abris en tant que contrepoids à la détresse psychologique des plus fortunés, comme c’était le cas dans le film de Nicole Holofcener. Dès la situation initiale, l’opulence des protagonistes nous semble déjà acquise. La stabilité de leur couple, cependant, nous paraît moins coulée dans le béton. Comme de fait, au retour d’une soirée cosmopolite, la sensible Joanna (Keira Knightley) s’emportera quelque peu sur les implications d’un bref moment que son époux Michael (Sam Worthington) passa plus tôt aux côtés de Laura (Eva Mendes), l’une de ses collègues pour le moins séduisante.

À la veille d’un voyage d’affaires sur lequel Michael s’enligne en compagnie de  cette dernière, Joanna cherchera désespérément à déraciner cette angoisse profonde qui l’habite, interrogeant son mari avec insistance quant au regard qu’il pose sur Laura. Suite à un effort de communication honnête de la part de Michael, le rapport de confiance que les amoureux croyaient ébranlé sera rétabli. Mais ce sera peu après le départ de Michael que les enjeux prendront une dimension plus complexe. Interceptée par pur hasard sur un coin de rue par son ancienne flamme (Guillaume Canet), Joanna en viendra donc à accepter l’invitation à souper « entre amis » lancée par le doux Alex. Alors que ceux-ci enfileront les verres en retraçant leur passé sentimental commun, non sans divers instants de fébrilité, Michael et Laura s’abandonneront à quelques milliers de kilomètres de distance dans un jeu de séduction équivoque.

Une fois chaque duo bien enivré par la tentation, il ne reste plus qu’à absorber les impressions qu’engendrent chaque conversation en direction de l’infaillible point culminant. Oeuvrant à partir de son propre scénario, la cinéaste propose une mise en scène dont la règle d’or semble être de toujours laisser au spectateur le temps de bien digérer la charge romantique et sensuelle contenue dans les moindres gestes et paroles de ses protagonistes. Ce sera donc une fois au-dessus de la légèreté avec laquelle les couples d’un soir se renvoient la balle que Tadjedin parviendra à faire circuler une énergie simultanément troublante et excitante.

Il aurait été trop facile de faire sauter ces quatre personnages tous un peu typés à travers les cerceaux connus d’un récit sur les répercussions de l’adultère. Mais alors que s’intensifie la promesse de cette étrange gratification dans l’infidélité, autant physique que sentimentale, le chemin parcouru en une soirée par Joanna et Michael leur ouvrira chacun une nouvelle porte quant aux perspectives d’avenir de leur relation. Et les conclusions qui se trouvent derrière celles-ci ne seront pas nécessairement des plus jolies. On dit que ce que l’on ne sait pas ne peut pas nous faire de mal, mais en amour, est-il possible pour l’autre de « savoir » sans que l’on ne lui dise? Faut-il se fier à un sentiment  puissant nous suppliant de repartir à zéro, sans notre partenaire, même s’il n’aura fallu que d’une soirée pour le développer? Finalement, peut-on oublier avoir déjà vécu l’amour? Avec à peine une heure et demie de contenu, Last Night parvient à illustrer tout un éventail de questionnements douloureux sur le couple, et ce, en élevant à peine la voix.

Le seul nerf manquant distinctement à l’entreprise pour concurrencer les ligues d’un Closer (et, à bien y penser, le sous-apprécié We Don’t Live Here Anymore) est apparent dans le déséquilibre entre les deux voies empruntées. En considérant la dichotomie corps-esprit que symbolise chaque tandem, il est compréhensible que le rapprochement de Michael et Laura n’ait pas à jouir d’une gradation émotive aussi percutante. Mais ce montage en alternance entre les deux veillées, pourtant si efficace à rendre toujours plus palpable le désir mutuel de Joanna et Alex, peine à faire escalader la tension sexuelle entre Michael et Laura. Autrement dit, Tadjedin aurait peut-être eu intérêt à manier cette tranche du récit de façon plus poussée, plus spécifique, question d’éviter qu’elle paraisse un peu comme un sosie de son autre moitié, mais avec moins de voltage.

À tout le moins, la contribution apportée par Mendes et Worthington, acteurs que l’on ne voit généralement pas parader dans le cinéma à vocation plus « réflexive », se révèle être un atout considérable. Confier un rôle de sulfureuse tentatrice à Mendes représente à peu près l’équivalent de demander à Alec Baldwin d’incarner un suave fricoteur. Mais au-delà du physique de l’emploi, celle-ci parvient à évoquer en à peine quelques lignes le vide particulier qui hante ces femmes qui font fantasmer, mais que les hommes ne chercheront pas à intégrer dans leur vie. Et Worthington, qui semble avoir passé les dernières années sous les traits d’une figurine de soldat, se tire très bien d’affaire à jouer la remise en question. Bref, aussi convaincants soient-ils, le rapport qu’entretiennent ces derniers passe néanmoins souvent pour une distraction entre deux pages du récit Joanna/Alex. Leurs retrouvailles inattendues, marquées par un plan de réaction des plus croustillants, promettent déjà beaucoup d’étincelles. C’est tout à l’honneur de Canet que l’on puisse presque prédire les mots qui sortiront de sa bouche, distillant une sensibilité masculine inusitée dans les confins du « nice guys finish last ». Jouer dans une langue qui n’est pas la sienne peut parfois emmener un décalage entre pensée et paroles, et l’acteur-réalisateur français exploite à bon escient cet espacement.

Ce qui nous ramène au maillon fort de la chaîne : Keira Knightley. Gratifiée du rôle le plus entier du quatuor, la starlette britannique au faciès angulaire et au torse rachitique prouve une fois de plus le caractère unique de sa présence à l’écran. Sa composition axée sur l’accumulation de petits moments lourds de sens plutôt que sur les grosses larmes aurait pu bénéficier de quelques prises plus décontractées, mais Joanna ne semble pas être un être particulièrement facile à vivre. Knightley n’a visiblement pas encore achevé sa maturation en tant que comédienne, mais le caractère imparfait de sa performance, où les instants de vérité et les tics affectés se succèdent parfois en l’espace d’une réplique, s’agence extrêmement bien à l’écriture de son personnage. C’est donc lorsque le couple initial se retrouvera dans les bras l’un de l’autre que le tout dernier choix de réalisation de Tadjedin, aussi discret qu’il puisse sembler, transportera la discussion bien au-delà des évènements qui se sont déroulés devant nos yeux. À ce moment précis, il sera difficile de nier à quel point nous nous serons finalement investis dans l’existence de ces citadins riches, beaux et comblés.
7
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 20 mai 2011.