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Biutiful (2010)
Alejandro González Iñárritu

L'impossible mort et sa possible beauté

Par Mathieu Li-Goyette
Le fou, l'esthète et le sociologue. Le trio mexicain de 2006 composé de Del Toro, Cuarón et Iñárritu avait tout pour annoncer les couleurs de ce que les critiques trop enthousiastes nommaient déjà la « nouvelle vague du cinéma mexicain ». Pourtant, cinq années ont passé et rien n'est venu nous convaincre de la petite tendance. Rien du côté du talentueux auteur de Children of Men, rien du côté du surestimé (nous y reviendrons) réalisateur de Babel et un amusant, mais futile, Hellboy II pour le plus enfantin des trois amigos. Or, Iñárritu, même s'il m'avait toujours paru le moins intéressant des trois - parce que chef de file d'un cinéma pseudo-intellectuel, j'attendais toujours qu'il sorte de son tour de passe-passe, de ses films chorals lassants où sa main gantée de grand manipulateur n'en avait jamais fini de faire souffrir des héros dont le martyr était trop facilement explicable - signe ici son film le plus intéressant (avec 21 Grams),  le plus valable. Tellement qu'avec du recul, on croirait y voir le tout-Iñárritu résumé par lui-même et dans le plus excitant des vocabulaires. Car Biutiful est un beau film et que ces derniers, mine de rien, se font rares.

On passera rapidement sur l'histoire, celle d'Uxbal, père monoparental de deux jeunes enfants venant d'apprendre qu'il ne lui reste plus que quelques mois à vivre, pour s'intéresser immédiatement au style du cinéaste, mais aussi au manque à gagner qu'il avait ici à satisfaire : le départ de son scénariste Guillermo Arriaga, ami fidèle qui venait de le quitter pour d'autres cieux. Iñárritu s'en tire donc lui même avec un scénario dédié à son père, un pavé étalé à l'écran pendant près de deux heures trente minutes, une odyssée rendant hommage à la vie et à la mort, mais surtout à la mort et sa matérialité dans notre quotidien. Qu’est-elle? Comment pourrit-elle la chair et sa vie? Si Arriaga en faisait le thème détourné de son Three Burials of Melquiades Estrada, Iñárritu lui reprend au passage la fascination pour les corps décomposés, la présence des morts dans les recoins les plus lugubres d'une chambre, la folie qui s'empare de l'esprit au fil du glissement de la lumière vers les ténèbres. Biutiful est donc l'histoire de cette fin, commune à tous, mais pourtant du domaine de l'ultime irreprésentable. Car Uxbal, comme l'humain que Poe a trop bien compris, ne peut se représenter mort - bien avant, il se verra endormi - et que cette idée, plus forte que toutes les autres, l'empêchera d'être rationnel, le condamnera au totémisme, à la foi au cosmos et à ses insondables secrets.

Ainsi, notre protagoniste solitaire ayant plus d'une faute à se reprocher (il pratique le commerce d'employés bon marché, des Africains comme des Chinois) donnera à ses enfants des pierres noires pour les protéger, verra dans les pires moments de ses derniers jours des fantômes faire leur apparition, rejoindra enfin le père qu'il n'a jamais connu dans un paradis enneigé où ce dernier, toujours jeune puisque mort à l’âge de vingt ans, dira qu'un hibou mourant recrache toujours une boule de plumes. Petit proverbe à la noix pour certains, clé universelle des grands secrets de la vie pour d'autres, cette courte phrase est la reprise de celle de 21 Grams, celle où le Mexicain affirmait qu'à son décès, l'être humain perdait 21 grammes; l'âme s'envole pour se matérialiser dans les fantômes de Biutiful, touche fantastique jusqu'ici étrangère au cinéma d'Iñárritu et qui lui réussit étonnement mieux que la salade mondialisée de Babel.

Trêve de vacheries, puisque l'auteur en question, armé du directeur photo d'exception Rodrigo Prieto (Babel, Lust, Caution) maniant la caméra épaule comme personne, fignole ici sa plus belle mise en scène, alliant le plan-séquence à un montage qui, au lieu d'alterner les lieux et les temps pour tenter sans cesse de se remettre sur pieds, règle en valse ses scènes. Une rapide, une plus lente, puis repique à d'autres personnages (si Biutiful n'est pas un film choral, il est néanmoins loin d'adopter un seul point de vue, tournant plutôt autour d'un personnage pour qui le quotidien s'effrite peu à peu) des anecdotes pour dynamiser une descente aux enfers ne cessant de s'accélérer jusqu'à ce plan troublant - absolument terrifiant - du double d'Uxbal, recroquevillé au plafond, les bras recourbés et le regard livide, déjà mort et observant sa véritable enveloppe dépérir à vue d'oeil. L'homme tente de « régler ses histoires », d'abord avec ses enfants, ensuite avec sa femme bipolaire, son frère caïd, lorsqu'une nuit, par malchance, son peloton de travailleurs Chinois meurt au grand complet pour cause d'intoxication au monoxyde de carbone.

La mort dans Biutiful, et dans tout le cinéma d'Iñárritu, est le moteur du récit. Elle provoque les prises de conscience et donne au film cette odeur nauséabonde. On prendrait plaisir à la sentir, question de goûter la misère comme l'adorateur d'hémoglobine prend goût au slasher pour se rendre compte que la « vraie vie », elle, lui permet de ne pas être tailladé à coups de couteau ou de ne pas dormir dans les recoins dangereux de Barcelone - c'est là l'intention première de Biutiful : émouvoir par un trop-plein de misère et de tristesse. Ici, bien que le metteur en scène s'évertue scène après scène à cracher dans son objectif, à l'entacher des pires saletés, une lumière cependant demeure et éblouit : Javier Bardem, figure assez puissante pour équilibrer la force destructrice d'un cinéaste de génie qui, pour réussir son travail, se devait d'avoir un sujet aussi résistant que le comédien.

Si 21 Grams y parvenait par la puissance de sa distribution, mais aussi par la force de son sujet et de l'aura nationale - celle des États-Unis - qu'il critiquait, il fallait à Iñárritu un Bardem pour menotter son misérabilisme, pour rendre à l'homme une grâce qui lui était nécessaire pour affirmer sa propre humanité, pour s'éloigner d'une obsession quant à la mort et aux alignements fortuits des planètes - ne serait-il pas notre plus grand cinéaste-astrologue? À la recherche des hasards comme de la vie après la mort, il s'est mis en quête d'un mysticisme du nouvel âge, d'une prophétie où ses personnages, les uns après les autres, périraient pour qu'il puisse, film après film, s'approcher d'une vérité; celle cachée dans le hors-champ du dernier plan de Biutiful, celle qui se trouve où le mort va lorsqu'il quitte le cadre et l'écran. C'est une question, comme le suppose et le défend Uxbal, de se souvenir de la vie, puisque la mort ne pourrait être en fait que le non-souvenir, là où la poussière redevient poussière.
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Critique publiée le 18 février 2011.