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Virgin Suicides, The (1999)
Sofia Coppola

La vie asphyxiée

Par Clara Ortiz Marier
«Ten decisions shape your life, you'll be aware of five about...» - Julian Casablancas

C'est un sentiment doux-amer qui se dégage de cette phrase tirée d'une chanson que l'on retrouve dans Somewhere, le plus récent opus de Sofia Coppola. Des paroles qui collent parfaitement au récit dudit exercice, mais qui trouvent aussi un écho particulier dans The Virgin Suicides, premier long métrage de la réalisatrice. Doux-amer, comme ce film où la beauté lumineuse de certaines scènes se mêle au drame inimaginable et où l'éclat doré des apparences cache une triste vérité. Nous sommes au milieu des années soixante-dix, dans une banlieue tranquille du Michigan où vivent les Lisbon et leurs cinq filles, âgées de treize à dix-sept ans. Cinq beautés blondes dirigées d'une main de fer, oiseaux en cage inatteignables et insaisissables pour les jeunes garçons du quartier qui doivent se contenter de les admirer à distance. Puis, un jour, voilà que Cecilia Lisbon, la benjamine, s'enlève la vie. Son suicide marquera le début d'une suite déplorable d'événements, un glissement inexorable vers une conclusion tragique que personne ne semblera en mesure de comprendre ou d'expliquer. Une mort soudaine laissant d'abord place à une tristesse accablante, puis à un retour accru de l'autorité parentale. Entre les hypothèses et les soupçons chuchotés des voisines, les faits nous seront peu à peu exposés par l'entremise d'un témoin, jeune voisin de la famille obnubilé à l'époque par la beauté des cinq filles qui, des années plus tard, se remémorera ces incidents qui l'auront profondément marqué lui et ses compagnons.

S'il est vrai que notre existence est façonnée telle que décrite par Casablancas, il est toutefois difficile d'imaginer qu'une vie puisse arriver à son terme, complétée par ces dix décisions déterminantes, avant même la fin de l'adolescence. Lorsque le narrateur annonce au tout début du film que la jeune Cecilia fut la première à partir, le spectateur se doute déjà du choix ultime que feront les quatre autres adolescentes à la lumière des événements qui suivront le décès de leur soeur. Dans cette triste histoire où la question « Pourquoi? » revient à maintes reprises sans jamais trouver de réponse absolue, les jeunes Lisbon semblent surtout vivre les conséquences des décisions prises par d'autres. Or, tandis que le personnage de Stephen Dorff dans Somewhere prend soudainement conscience que le vide de son existence découle des choix qu'il aura faits au fil de sa vie, le raisonnement est différent pour Cecilia et ses soeurs, pour qui le suicide semblera être la seule option pouvant leur permettre de vraiment effectuer un choix, de se réapproprier un contrôle et une emprise sur leur vie et, ultimement, le seul acte dont l'accomplissement ne relèverait de personne d'autre que d'elles-mêmes. Une finalité désolante pour ces jeunes demoiselles ayant grandi en silence dans ce milieu extrêmement strict et contraignant, prises entre une mère étouffante (Kathleen Turner) et un père impuissant (James Woods).

Force est de constater qu'au fil de sa filmographie, Sofia Coppola aura continué, dans diverses mesures, à mettre en scène des figures masculines absentes, déficientes ou atypiques. The Virgin Suicides en est le premier exemple, avec d’une part ce père déconnecté et affaibli, avec raison, par la mort de sa progéniture. Tentant de se rapprocher de ses enfants, il se ravise et échoue à établir un réel contact avec elles, trop hésitant et incertain de ce qu’il pourrait dire ou faire. Isolé dans sa tristesse et dépassé par les événements, il ne peut qu'être soumis à l’autorité de son épouse et demeurer un triste contrepoids à cette mère intransigeante, surprotectrice et aveugle devant l'étiolement de ses enfants. Puis, d’autre part, il y a Trip (Josh Hartnett), le jeune charmeur insouciant qui séduira la belle Lux Lisbon (Kristen Dunst) pour ensuite se défiler et fuir, pour mieux oublier, ignorant le rôle qu'il aura joué dans la tragédie à venir. Coppola appuie d'ailleurs son propos en nous présentant par la suite un Trip Fontaine adulte, version actualisée du personnage maintenant pathétique, déchu et bien loin de la popularité et du charisme dont il jouissait durant son jeune temps. Avant de se faire convoquer à son groupe de discussion par ce qui semblera être une infirmière, le pauvre bougre s’adressera à la caméra et raconte au spectateur cet amour fou qu'il aura consommé, puis abandonné, mais qu'aucune autre expérience n'aura pu égaler; témoignage d'une profonde solitude chez cet homme dont l'heure de gloire semble se résumer au bal de finissants où il aura été couronné roi.

Certains auront reproché au film, adaptation d'un livre de Jeffrey Eugenides, de manquer de profondeur et de n'aborder qu'en surface la question difficile du suicide. Une réaction qui s'explique peut-être par la manière dont Coppola ne nous donne pas toutes les clés du mystère, ce qui, de toute façon, n'aurait pu être fait avec un tel sujet. La réalisatrice ne cherche pas à décortiquer les blessures et à exposer les dix raisons qui auront poussé ces filles à s'enlever la vie. Bien sûr, à l'instar du narrateur et de ses amis, qui avaient cherché à l'époque à se rapprocher des soeurs Lisbon, le spectateur sera happé par leur histoire et cherchera lui aussi à trouver une explication. On découvre ce que l'on peut apprendre sur les cinq adolescentes tandis que les garçons récupèrent objets divers et bribes d'information, travaillant à ce puzzle dont certaines pièces restent manquantes. Par l'entremise du journal de Cecilia sur lequel ils avaient mis la main après sa mort, l'univers des cinq soeurs s'ouvre à eux et à nous. Rêvant d'abord innocemment de promenades en voiture et de voyages autour du monde, vivant leur bonheur avec elles par procuration, les garçons en viennent éventuellement à entrer en contact avec les demoiselles grâce à diverses ruses. Mais bien vite, les signaux de lumière, cartes postales et délicieux échanges téléphoniques près du tourne-disque ne suffisent plus à ses filles qui étouffent dans leur univers clos où les paroles de chansons s'avèrent le seul moyen de communiquer leur détresse au monde extérieur.

Et pourtant, en dépit du vide de leur existence, les jeunes protagonistes de Coppola conservent ce charme magnétique dont notre narrateur n'aura su se libérer, et ce, même plusieurs années après leur disparition. Quelque part entre les clins d'oeil étoilés et les ralentis oniriques sur leurs blondes chevelures, les touches d'humour et de sensualité dans le récit rendent le film à l'image des cinq soeurs Lisbon : à la fois beau et tragique, radieux et énigmatique. Mais derrière ces lumineuses apparences, The Virgin Suicides demeure l’un de ces films dont le dénouement nous laisse interdits et hantés par le sentiment que la résolution du problème ne viendra jamais. Dans l'absolu, le suicide demeure l’un des actes les plus difficiles à expliquer; impossible de vraiment se mettre dans la peau de l'autre, de comprendre les chemins qui l'auront mené à commettre l'irrémédiable. Dans ce film où la notion de « vivre et laisser vivre » est anéantie par les peurs et les désirs de chacun, la position du narrateur se révèle particulièrement intéressante. Malgré sa volonté de faire quelque chose pour empêcher l'inévitable, il restera toujours l'individu extérieur au foyer des Lisbon, observant à distance, impuissant, au même titre que le spectateur. Une position qui correspond aussi à celle de l’être proche d'une personne suicidaire qui, malgré ses intentions et ses hypothèses, sera toujours « le témoin dans la maison voisine », de l'autre côté de la rue, de l'écran ou du visage d'autrui.
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Critique publiée le 20 janvier 2011.