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Un fleuve humain (2006)
Sylvain L'Espérance

Le travelling preneur de notes

Par Mathieu Li-Goyette
D’un travelling avant, Sylvain L’Espérance nous entraîne dans un univers jusque-là inédit dans sa carrière, le fleuve Niger, et surtout les gens qui ont décidé d’y vivre leur quotidien. Faisant non seulement preuve d’un dépaysement (bien qu’il s’y soit déjà prêté pour La main invisible en 2002), Un fleuve humain marque le début d’une nouvelle tangente dans son cinéma. Car bien qu’il traitera encore de travailleurs manuels, que cette même technique (la pêche, la fabrication de barques, etc.) se voit chez lui comme dépendante d’une transmission de plus en plus périlleuse, que le goût pour la poésie occupe encore une place prépondérante dans la manière dont il conçoit ses oeuvres, le voyage est ici une nouvelle donnée à assimiler. De ce fait, son propos s’épaissit, la vie des intervenants rencontrés s’éloigne d’un pas de nous, ou du moins, est vue à travers une fenêtre teintée (et non plus transparente comme le laissaient croire ses Printemps incertains et Temps qu’il fait aussi justes qu’essentiels). Cette teinte, elle nous provient du parcours même d’un réalisateur québécois dans le pays du Mali, d’un documentariste filmant les faiseurs de pirogues comme il filmait jadis les faiseurs de pâtisseries.

Mais loin d’ici l’idée que cette aventure sur ce lointain fleuve africain en soit amoindrie. L’Espérance aurait donc surtout la décence d’avouer son statut d’étranger, de faire une oeuvre selon l’esthétique du voyage bien que son style - il ne s’inclut jamais dans les entretiens, donne à sa caméra l’allure d’une caméra ailée planant sur le fleuve plutôt que du cinéma direct pur et dur où le cadre suit le rythme des épaules du cadreur - n’indique pas le « film à la première personne ». N’ayant pas comme sujet le voyage d’un homme au Mali, Un fleuve humain se colle à la peau du fleuve, montre comment il est plus humain que l’on aimerait le croire : les hippopotames ne viendront plus, telle espèce de poisson qui y avait passé des siècles a disparu, le contact de l’humain avec le fleuve a fait prendre conscience à ce dernier de sa fragilité. Puisque ces travailleurs - au Québec des pâtissiers et des mécanos, au Mali des pêcheurs et des bergers - sont autant agents de leur environnement là-bas qu’ils ne l’étaient ici, nous pourrions dire que cet auteur, dont les oeuvres paraîtraient inoffensives au premier coup d’oeil, nous donne à voir maintenant les rouages d’une biotechnologie, d’un alliage entre l’homme et son territoire.

Alliage et non pas symbiose, car le fleuve n’aura jamais besoin de nous et ceux qui savent y vivre, les peuples Peuls, pratiquent la transhumance, le déplacement d’un point à l’autre, adoptent un quotidien plié au gré du cours d’eau. C’est-à-dire qu’ils établiront des villages sur les îlots submergés penchant les crues (émergés lors des sécheresses), voyageront à la fois dans le sens du fleuve, mais aussi perpendiculairement à lui, s’étendant dans le désert avec leurs troupeaux avant de revenir vers ce leitmotiv géographique. Ils font bouger l’écosystème dans le bon sens, celui du fleuve, celui que L’Espérance suit lui aussi à l’aide de ses travellings, éléments du langage cinématographique lui permettant de tracer un panorama des lieux où tous les sujets sont égaux. Lors de ces mouvements, parmi les plus longs de mémoire, on pense aux documentaires de Catherine Martin, à Océan et ces longs travellings latéraux sur l’entrepôt de train embrumé, on pense aussi à Week-End de Godard et sa zizanie automobile, au Tout va bien du même cinéaste où l’accumulation de caisses enregistreuses était une allégorie aussi simple qu’elle était brillante, épique dans son intelligence. Pour L’Espérance, le travelling est un peu tout cela à la fois. Rappelons les beaux mouvements de ses films tournés au Québec où la caméra dévoilait sur sa longueur une rue que l’on croirait autrement banale - et non sa profondeur comme le cinéma de fiction nous y auraient habitués avec ses lignes d’horizon clichées.

Le traveling est donc un peu tout cela à la fois, mais aussi, et particulièrement ici, une façon de documenter le parcours du fleuve que le cinéaste suit lui-même, caméra à la main et installé dans un navire conduit par les gens qu’il filme. Il observe de loin, poliment comme toujours, ces gens qui passent en coup de vent comme ceux qu’il rencontrait, puis laissait de côté, ces jolis témoignages pris à Montréal qui ne faisaient de sens métaphysique que par leur succession : il y aurait une expression (dérangeante, mais pratique pour l’instant), celle du documentaire-choral. Le concept, soutenu par une voix off narrant le film à deux reprises - en ouverture et après la première heure du métrage - laisse entendre les écrits d’un voyageur prenant assidument des notes sur les gens qu’il rencontre, sur ce que nous avons à tirer de la parole, surtout de la parole vécue. À la voix de L’Espérance n’apparaît aucun visage clairement défini sinon de lointaines silhouettes balayant lentement le cadre au loin. De gauche à droite et de droite à gauche, pêcheurs, marchands, bergers et bons vivants traversent l’espace filmique qu’il détermine, les tenant à distance d’observateur lointain. Comme un artiste griffonnant dans son carnet quelques sketchs à la vue de beautés dont son oeil n’aurait jamais été touché, il capte sur le vif les hasards du soleil, ces cadeaux que fait la nature à l’artiste attentif à ses murmures. Voir ses films, c’est se rendre compte peu à peu que tous les efforts sont aussi des documentaires sur leurs lieux de tournage, une inscription de facto sur la pellicule, l’enregistrement des contraintes ou des dons que nous font l’espace et le temps : il y a une part de hasard au cinéma et il semblerait qu’en plus de savoir la maîtriser, Sylvain L’Espérance saurait en filmer la source.

« Nous, les éleveurs, sommes doués d’une forte capacité d’observation. Nous gardons toujours en mémoire les endroits visités. Un homme de terrain peut aller partout sans se perdre. Il peut se rendre là où il veut. Il en a l’habitude. L’homme né en brousse est différent de celui né en ville. Ils n’ont pas la même sensibilité. » - Alassane Sangare, pilote du bateau Tombouctou
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Critique publiée le 10 janvier 2011.