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London River (2009)
Rachid Bouchareb

Jamais sans ma fille

Par Guilhem Caillard
Si la reconnaissance internationale de Rachid Bouchareb prend son envol avec Poussières de vie et Little Senegal, les années 2000 posent la légitimité d’un cinéaste désormais incontournable. Son investissement dans la production du cinéma indépendant (auprès de Bruno Dumont) va de pair avec des projets de grande envergure à l’échelle d’Indigènes et plus récemment de Hors-la-loi. Bouchareb ne lésine pas sur les moyens, offre à son public des fresques dignes d’un Sergio Leone chez qui il avoue trouver l’inspiration d’orchestrer d’épiques mouvements de caméra. Libre alors au cinéma français de s’enorgueillir d’un auteur enfin à même de réaliser des « blockbusters » de qualité; à cette différence près qu’ils prennent le visage de la cause trop souvent évitée du peuple algérien et de ses souffrances. Mais on ne tient là qu’une carte du jeu de Bouchareb. Réalisé juste après Indigènes et avant Hors-la-loi, London River intervient à un moment où le cinéaste cherche à se libérer des contraintes qu’il a l’habitude de s’imposer.

Exit les grandes distributions internationales, le cinéaste semble revenir à ses premiers amours, et London River n’a que deux têtes d’affiches. Le film cultive la simple cohabitation entre deux acteurs que tout oppose : l’anglaise Brenda Blethyn à la filmographie prolifique, et Sotigui Kouyaté, d’origine burkinabaise et malienne - ayant déjà travaillé avec Bouchareb pour Little Senegal et salué ici pour son interprétation par l’Ours d’argent à la Berlinale 2009. Ainsi, la réunion de ces deux figures frappe d’abord par leur opposition physique : petite et ronde, la silhouette de Blethyn se heurte au corps grand et élancé de Kouyaté l’africain. L’empressement de l’une appelle le calme et la sagesse de l’autre. Mais dans les deux cas, une profonde inquiétude crée une fragilité et un malaise partagés. C’est de l’histoire de ce partage dont il est question. Car les personnages d’Elizabeth et Ousmane sont tous deux parents et, sans le savoir, les deux êtres qu’ils chérissent le plus se connaissent et s’aiment. Étudiants, leurs enfants Jane et Ali vivent ensemble dans un quartier musulman de Londres. Or, voilà plusieurs jours qu’ils n’ont pas donné signe de vie. Sans nouvelle de sa fille, Elizabeth décide de quitter sa campagne pour la ville. De son côté, Ousmane interrompt son travail en France pour se rendre en Angleterre et retrouver le jeune Ali. Mais c’est le vide, les enfants sont portés disparus.

Il est alors question du constat d’impuissance qui en découle chez les parents qui, avant même de se rencontrer, cherchent séparément les disparus dans une ville qui leur est étrangère. Rachid Bouchareb suit les turpitudes d’une mère désorientée, ne sachant par où commencer. De ces mères dont regorge son cinéma : femmes au regard meurtri, où la détermination cohabite avec un fatum irrévocable, elles ne peuvent que subir leur sort. Ici, la caméra du cinéaste fait le choix - défendu jusqu’au dernier plan - de scruter l’intensité graduelle de la souffrance de cette mère ne sachant par où commencer. Se croyant à l’abri d’un tel drame, Elizabeth doit faire face à l’évidence qu’elle ne peut admettre. Nous suivons sa difficile progression alors qu’elle se débat en diffusant des affiches pour signaler la disparition de Jane. Placardées dans les recoins d’une ville immense dont elle ne connaît pas les codes, autant dire que ces affiches sont autant d’efforts réalisés pour une action condamnée d’avance. Ainsi, Bouchareb ne fait pas dans la demi-mesure. Mais la tragédie vécue par son personnage ne frôle jamais le grand pathos. C’est peut-être en partie parce que le cinéaste a voulu élaborer une autre méthode : modeste dans son budget, tourné en quinze jours avec une équipe très réduite, London River est peu préparé, et place l’improvisation en maître mot. Se détacher de toute référence cinématographique, s’éloigner des considérations trop techniques et esthétiques, faire place à une liberté documentaire : autant de priorités au service d’un resserrement intime sur les personnages.

Mais encore? Cette démarche est pourtant loin d’être inusitée. C’est que Bouchareb la valorise par le juste dosage de la qualité documentaire de son film. Il y a d’abord la récurrence des photographies de Jane et Ali - sur les affiches, dans l’appartement vide du couple, mais surtout entre les mains des parents. Jamais les enfants ne sont vus autrement. Ces images sont l’unique médium à notre disposition : d’une certaine façon, ce sont des documents d’archives insérés dans le montage. Au même titre que les images - réelles - des attentats du 7 juillet 2005 à Londres : le film en regorge sans que, une fois encore, nous soyons témoins des évènements. Comme avec les portraits des enfants, la télévision fait l’intermédiaire. Il est alors si facile pour nous, spectateurs, de faire le lien entre les deux évènements : les attentats d’un côté, la disparition des enfants de l’autre. C’est peut-être cela qui est le plus difficile : quand la connexion entre les faits nous apparaît relever du bon sens, c’est un combat mené corps et âme par les personnages pour s’y opposer. La confusion est d’autant plus frappante lorsque le récit laisse planer un doute sur l’implication de Jane et Ali dans l’origine même des attentats : se pourrait-il que, enrôlés pour la cause fanatique, ils soient parmi les criminels responsables du drame?

Bouchareb désigne un espace de souffrances où les hommes cohabitent mais ne se connaissent pas, et ce, même lorsqu'ils partagent les liens les plus proches. « Je ne sais pas qui est mon fils; il est un étranger pour moi », murmure Ousmane, qui n’a pas vu Ali depuis plus de quinze ans et ne saurait le reconnaître. La rupture entre les générations frappe les familles : Elizabeth regrette de ne pas avoir su partager sa passion pour le travail de la terre et le monde rural avec sa fille. Elle ne comprend pas que Jane ait pu suivre des cours d’arabe. Effrayée par les musulmans des rues de Londres, elle sait tout juste où placer ses pas.

Elizabeth est veuve depuis plusieurs années et, comme Ali, Jane n’a jamais vraiment connu son père. Ainsi le paysage terriblement actuel de London River n’a plus de pères. Si ce n’est peut-être des pères spirituels. Sans pour autant se faire moralisateur, Bouchareb rappelle que leur adoration est source de confusion avec les dérives fanatiques. Repères familiaux bafoués, fuite des fondamentaux de communication, difficulté de vivre en musulman dans l’Europe actuelle, London River dresse un constat âpre sur nos sociétés contemporaines. En somme, le plus grand danger n’est pas l’attentat en lui-même, mais ce qui vient après : le manichéisme et les effets de généralisation; les outrepasser pourrait rendre fort. C’est toujours ce qu’il reste de mieux à faire : car bien qu’éphémère - quelques jours seulement - la relation a priori irrationnelle entre Elizabeth et Ousmane finira probablement par porter ses fruits. Mais ce n’est certainement pas pour demain. Pessimiste, le discours de London River a de longues années devant lui.
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Critique publiée le 3 décembre 2010.