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Tamara Drewe (2010)
Stephen Frears

Liaisons amoureuses

Par Mathieu Li-Goyette
Ce n’est pas la première excursion de Stephen Frears dans la comédie. Jouant d’un genre à l’autre, il parie l’esthétique primée de ses derniers opus sur un projet qui est à la comédie britannique ce que l’adaptation de manga est au cinéma japonais. Ici, Tamara (Gemma Arterton) est une jeune, très jeune journaliste londonienne partie séjourner à la campagne. Elle est brune, plantureuse et détient le manoir du coin rénové et entretenu par un jeune gaillard fringant et musclé. Ce gaillard, c’est le voisin d’une retraite d’écrivains en panne, des adulateurs de Nicolas (Roger Allam, l’Anglais parfait), auteur célèbre pour ses polars truffés de meurtres, d’adultères et de viols. Nicolas est âgé, faisait de l’oeil à Tamara bien avant qu’elle ne parte, et trompe actuellement sa femme avec une étrangère venue de la ville. Pendant ce temps, deux fillettes s’amusant à fantasmer sur les coupures d’un magazine à potins bidon sont obsédées par le batteur d’un groupe rock anglais.

Voilà trois vecteurs, trois courants électriques, formant un triangle amoureux à plusieurs groupes. Dans chacun de ces groupes autour duquel se forme le désir, nous avons un idéal : la femme aux belles formes, le musicien célèbre et le sage écrivain. Les pires, le musicien et l’écrivain, termineront le parcours du film (je dis parcours puisque l’énergie de Frears donne l’impression de courser contre les sentiments des autres) soit mort, soit chassé du coeur de Tamara, car l’un est vicieux et l’autre trop bête. Tandis que les apprentis écrivains bavent en regardant leur brunette sauter par-dessus la clôture du pré, on nous explique plus tard qu’elle n’est belle que de la modification de son nez, immense pif à la Cyrano qu’elle a troqué dans une chirurgie plastique. L’ancien monstre du village revient, prend sa vengeance sous la forme d’une sirène - ses formes emporteront dans le chaos les paisibles habitants, voilà la comique tragédie.

Comique, puisqu’avant toute chose, Tamara Drewe est l’adaptation d’un roman graphique anglais. Un « comic-strip » de Posy Simmonds aussi long qu’un roman, mais aussi bidonnant que le meilleur des Daniel Clowes (Ghost World, Art School Confidential) chez qui Frears vient reprendre un ton qui n’apparaît pas si loin de celui des films de Zwigoff. Cependant, ici c’est l’humour britannique qui prédomine, cette classique famille du ricanement jaune, des personnages pince-sans-rire, des répliques directes venant brimer l’élégance des Anglais huppés. Les tabous tombent alors que les situations se démêlent et que les couples se solidifient; l’objectif du moindre des personnages de l’univers de Tamara Drewe semble être de s’éclater au lit, de compenser le quotidien campagnard par l’exaltation des plaisirs sexuels. La moindre vache filmée en train d’uriner prend une tout autre connotation, le moindre regard rime avec « je te veux ». Les souvenirs d’enfance, la fabulation sur une idole d’un magazine, puis le plaisir intellectuel sont autant de manières d’assouvir les besoins du petit village. À chacun de ces désirs correspond une manière de montrer l’amourette. Split screen pour les souvenirs, apartés rêvés pour l’idole et voix off pour l’intellectuel tombé amoureux de la femme de Nicolas - le look bande dessinée n’est jamais loin, tout comme l’ombre de Fellini ou d’Allen.

Donc, nul n’a besoin de s’inquiéter au sujet de ce dernier opus que l’on annonçait mineur, car son extrême polyvalence est suffisante pour faire s’éclipser tous les maux susceptibles de s’accrocher au fil narratif si mince d’une telle prémisse. Corde de chanvre bien tendue, la finesse de l’auteur relie un film choral où tout le monde chante juste, même dans les aigus. Le gag ne crée de malaises que dans le récit, jamais chez le spectateur pour qui la fluidité des péripéties se déroule à un rythme ni trop rapide, ni trop lent - le timing, pile aligné sur Greenwich, est d’ailleurs la force de tous les Frears, même des moins bons. Tamara Drewe verse néanmoins dans le décalage (horaire) alors que les personnages apprennent tout, mais en retard de nous. Regardé d’un point de vue omniscient, le récit n’est drôle pour aucun des personnages tandis qu’il l’est constamment doublement pour nous : rire lors de l’acte (la tromperie, le chantage, la fausse lettre), puis rire lors du dévoilement (la confrontation, le pris sur le vif). Pourtant, Frears n’est pas un comique de nature. Son cinéma - il est le plus difficile à catégoriser chez les auteurs britanniques, mais aussi un de leurs meilleurs - tourne autour de la déclaration d’amour et de la déclaration de meurtre tout en étant axé, j’imagine qu’au pays de Shakespeare on y pense plus souvent, sur la trahison.

Pour le cinéaste, la trahison est aussi double que le rire l’a été ici pour Tamara Drewe - à Dangerous Liaisons succèdent les liaisons amoureuses. Parce qu’elle est diffamation d’une entente (dans un couple, une amitié, un accord), elle semble toujours être plus forte lorsque l’entente est naturelle (lorsqu’une enfant trahit ses parents ou lorsqu’encore pire, le contraire survient). Évidemment plus léger que ses oeuvres à fortes calories dramatiques, Tamara Drewe l’est parce que ses personnages sont aujourd’hui orphelins. Les parents ne sont plus là pour les trahir, la mère de Tamara est annoncée décédée dès le début du film, l’enfant de Nicolas n’est qu’un figurant, puis les deux fillettes excitées sont dans un monde où aucun de leurs parents n’apparaît au loin (exception faite d’une scène vers la fin, la seule en trop du film).

On se trahit, mais sans jamais la possibilité de trahir son propre sang, sans jamais la possibilité de blesser (car pour blesser, on doit être prêt) quelqu’un d’autre que l’amant, la maîtresse ou la femme. La conclusion, si elle nous semble grave, ne l’est point du tout pour notre ami libertin. Rien ne compte plus, nos gênes n’importent plus sauf lorsqu’il est temps de procréer. « Le personnage cinématographique de Frears, écrit Eithne O’Neill, est un orphelin. Tout au moins, quelqu’un qui aimerait l’être. Dans les châteaux des aristocrates comme dans les quartiers ouvriers, il n’y a pas de foyer. La mère, castratrice ou aimante, ou les deux à la fois, le père absent, ont trahi l’enfant. […] [Cette] mélancolie fait partie de l’existence. Pour la surmonter, il faut tourner le dos au passé, en un sens, l’abolir. Comment, cela faisant, ne pas détruire autour de soi? » (Stephen Frears, p. 141.)

La dernière question relève de l’impossibilité de s’épanouir sans détruire. En se tournant vers l’avenir, le passé (ici toujours présent à l’intérieur même du cadre grâce au split screen) s’efface, est littéralement poussé du revers de la main par un balayage vertical nous ramenant à ce présent ne pouvant plus prendre compte de l’imparfait; sinon, comment trahir son conjoint si l’on n’efface pas la somme des souvenirs qu’il nous a procurés? Quant à la mélancolie, tout le monde semble l’identifier à Tamara Drewe, héroïne remise à neuf par la chirurgie et qui, en décidant de ressurgir du passé sous sa nouvelle forme, accentue le décalage entre l’« avant » et l’« après » et fait apparaître dans la mise en scène ces anomalies dans le paysage de la mise en scène contemporaine. Car elle est mise en scène. Elle est création servant à légitimer un mode créatif en dehors du réalisme, un mode qui l'abstrait et en révèle les torts de fabrication.
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Critique publiée le 19 novembre 2010.