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Metropolis (1927)
Fritz Lang

Triomphe de l'image sur le verbe

Par Mathieu Li-Goyette
Fritz Lang filmait pour une bonne raison – s’il s’en était vraiment donné une. Il filmait pour figer la tempête du monde, lui redonner l’harmonie de sa genèse, de son origine entre le ciel et l’enfer. À la recherche de la pureté du geste et de la parole, tous deux sont, chez lui, évocations limpides de la pulsion de l’homme moderne tiraillé par la mélancolie des guerres et du romantisme, puis la célébration des victoires et du désir. Metropolis est peut-être l’oeuvre maîtresse du plus grand des cinéastes et, en 2010, de voir ces 25 minutes retrouvées il y a deux ans par de jeunes cinéphiles argentins dans un petit musée de Buenos Aires est l’occasion rêvée de revenir sur le film. En espérant attraper de nouveaux regards au passage ou de revigorer les habitués, disons d’abord que les séquences ajoutées ne font qu’amplifier la portée du discours et sa cohérence. Ce qui était immense devient infini et fait triompher l’image sur le verbe.

Chose impossible à l’époque bien que l’image de Lang parle (ou aurait voulu parler plutôt que d’éclater sous le jeu enflammé des comédiens) et que le cinéma n’avait pas encore comme opposition cet attribut sonore issu de la voix, la grande histoire de Metropolis raconte la lutte entre les ouvriers et les riches; la lutte pour la possession de la ville, mise en abyme de la force brute contre l’intellect brute avec leurs qualités et leurs défauts extrêmes. Pourtant, aujourd’hui, à l’heure où le film se verra bien contraint de lutter contre ses concurrents contemporains, on remarquera rapidement le pouvoir d’évocation des visages où tout, même l’épique, traverse d’abord les traits du faciès pour se développer en lui, pour circuler dans les articulations des comédiens possédés par le désir de s’exprimer par le corps seulement. Poings en l’air et pointes des pieds se raidissent l’un et l’autre et créent un rythme, un mouvement susceptible de donner lieu à deux temps : l’actif et l’inactif, la rapidité et l’immobilisation. Ces mouvements donnent vie à Joh Fredersen, maître de la mégapole Metropolis, puis à son fils Freder, la femme convoitée de la tragédie Maria et enfin le savant fou Rotwang. La ville s’est construite sous le signe de l’esclavage et s’entretient grâce aux hommes servant ses industries et ses machines. Ils sont confinés au sous-sol tandis que les riches respirent l’air frais, conduisent voitures et avions dans une cité atteignant la stratosphère de la Terre, 2027 ans après Jésus-Christ. Comme les mouvements de leurs corps, comme le caractère du héros Freder peut s’opposer à celui de son père ou du savant fou, Fritz Lang est un adepte du mode de raisonnement binaire.

Son « être ou ne pas être » est simple, il dicte vie et mort dans ses univers, systématiquement sans pitié, au fil des 46 oeuvres qu’il a réalisées de 1919 à 1960. Et dans Metropolis, tous est binaire, tout est succession de 010101, d’actions et de non-actions, dont l’automate, le robot du film, n’aura aucun problème à plagier sur le schéma des gestes posés ou non par les protagonistes. Le code « informatique » (mot peut-être bien anachronique en 1927) régi par la femme robot créée par Rotwang pour remplacer Maria se substituera à une humaine, car le robot, c’est nous, c’est la somme des possibilités de l’homme articulées dans le coeur d’une machine n’y voyant que la possibilité de faire le mal. Chez Lang, l’intelligence est intimement liée à l’idée du complot, lui, toujours malicieux. La force de Metropolis est de mettre de l’avant cette hérésie pécheresse - la référence au catholicisme, due au prénom de l’héroïne, Maria, aux faits et gestes de Freder et de tout le symbolisme évangélique exploité, est impossible à nier. La bouche du dieu cananéen des temps anciens Mologh (variation sur son nom véritable, Moloch) dont la représentation de la « bouche mangeuse d’hommes » est reprise elle-même d’un péplum classique, Cabiria (Giovanni Pastrone, 1914), se superpose à l’usine mangeuse de chair, rappelant aussitôt ces histoires glauques des débuts de l’ère industrielle (pensons au Germinal de Zola où la sueur est à moitié teintée de rouge).

Selon Fritz Lang, la passion du corps est aussi celle de l’esprit et c’est en ce sens que la fameuse finale visant à rendre le coeur médiateur des mains et de l’intelligence vient apporter une nuance salutaire au monde binaire des hommes; le robot a déjà suivi cette voie implacable et les résultats ont été désastreux. Insertion de fractions dans un classicisme fait de nombres entiers, le soulèvement de la question « pourquoi l’homme est-il à la fois tyran et esclave » rappelle à l’ordre l’ambition de Lang à créer un évangile de l’ère industrielle, désamorce les décisions « saintes » du héros pour les opposer à un système de contradiction près d’un socialisme pratiquant, pôle opposé à venir d’un système capitaliste de l’avenir (celui filmé par Lang dans Metropolis, celui du XXe siècle). Cette organisation, indice menant le spectateur à croire au complot de la part de Freder sous le prétexte de son amour invétéré envers Maria, chef rebelle, relève du film d’espionnage d’une part, du film noir de l’autre, grâce à sa femme fatale à deux visages (celui de Maria, celui du robot, tous deux incarnés par Brigitte Helm).

Nous trouvons ces nouveaux angles grâce à la version restaurée apportant quelques séquences qui ajoutent à la diégèse un nouveau personnage, l’espion, tout en rendant le rôle de l’un des ouvriers (déguisé en Freder) bien plus important : la corruption de l’argent et la conspiration s’immiscent et prennent tout à coup des allures près des autres chefs-d’oeuvre du muet de Lang. Près de Mabuse (1922), certes, mais aussi des Nibelungens (1924) par l’organisation géométrique des masses, par la distorsion mathématique des décors et la force de ceux-ci. Une fois Metropolis terminé, nous pourrions le diviser en deux et aboutir aux oeuvres suivantes : Les espions (1928) et La femme sur la Lune (1929). Lang poursuit la quête de son architecture de la psyché en repliant peu à peu les excès stylistiques de l’expressionnisme allemand. Il fait de ses décors le prolongement de l’angoisse et le centre d’affects de ses protagonistes. De M le maudit (1931) jusqu’aux hollywoodiens Fury (1936) et You Only Live Once (1937), c’est en bout de ligne le meilleur du cinéma américain des années 40 qui prendra son envol grâce à son regard invétéré sur l’obsession.

Les chemins pris par ses héros se tracent dans les nouvelles séquences de Metropolis où promenades en voitures piégées suivent les scènes enflammées du cabaret. Les rues « langiennes » découvrent de nouveaux sentiers avec la restauration du film pour relier littéralement basse et haute ville telles des nervures et servent de conducteurs entre la représentation des riches et des pauvres : le pauvre, une fois riche, tombera dans la décadence; le riche, une fois pauvre, tentera de s’enlever la vie. Comme agent de circulation à carrefour maudit marquant la liaison entre deux espaces - nous les avions crus trop longtemps complètement opposés - l’espion, le majordome de Fredersen et détective expert. Habillé d’un Borsalino trop large et d’un complet, on croirait voir l’invention d’un genre sous nos yeux ou encore l’hybridation géniale entre la science-fiction d’anticipation et les codes classiques du polar, deux recueils de codes narratifs chéris par Lang, deux thèmes retrouvés ici sous le même chapeau.

Premier long-métrage à faire parti du registre de la Mémoire du monde de l’UNESCO suite à la première étape de sa restauration en 2001, Metropolis est maintenant presque complet avec ses cinq à dix minutes toujours manquantes. Sommet de l’art du muet, Lang disait qu’il ne l’aurait jamais tourné si le parlant avait déjà été « inventé ». Face aux grandes actions, les mots ne suffisent plus, restreignent peut-être même la portée du discours. Alors que Lang n’avait que 37 ans et le cinéma 32 ans, un croisement ingénu se produisit, un mélange de symbolisme rose et d’accents ténébreux, une avalanche d’effets, une surenchère de péripéties, de foules et d’endroits plus grands que nature. Le budget, impossible, la vision, grandiloquente, seul Lang pouvait mener l’histoire à bon port tout en y trouvant les ouvertures requises à l’ajout de ses thématiques de prédilection sur le mal des sociétés modernes et les lois passionnelles qui les régissent. Image muette ontologique, capable de saisir l’homme et de l’étendre sous nos yeux, on ne pouvait plus la perfectionner. On ne pouvait plus renier son culte et celui du cinéma, grande utopie de notre condition.
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Critique publiée le 2 août 2010.