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Youth Without Youth (2007)
Francis Ford Coppola

Fontaine de jouvence

Par Alexandre Fontaine Rousseau

L’oeuvre de Francis Ford Coppola est habitée par des créatures sacrées qui repoussent les limites de la forme humaine elle-même et qui, par cette transgression, deviennent de véritables monstres : le dieu vivant Kurtz d’Apocalypse Now, l’immortel Dracula ou même Michael qui, en prenant le contrôle de la famille Corleone dans The Godfather, devient en même temps qu’un empereur tout-puissant un damné. Il n’est pas étonnant que cette fascination pour les êtres plus grands que nature ait mené le cinéaste jusqu’à l’oeuvre de Mircea Eliade, lui-même personnage de cette envergure. Philosophe et historien des religions, l’auteur roumain possédé par son obsession pour les origines de l’humanité et pour l’avenir de l’homme aura ainsi flirté avec cet absolu dément du vingtième siècle que fut le fascisme. Nommé attaché culturel sous Ion Antonescu en 1940, Eliade fût paradoxalement un icône de la contreculture des années 60 notamment grâce à ses recherches sur le chamanisme. Coppola, un peu mégalomane sur les bords, a choisi d’adapter pour son grand retour derrière la caméra une nouvelle d’Eliade - mais dans une forme souvent abstraite et éthérée qui fait glisser le conte fantastique du côté de l’essai philosophique et du laboratoire esthétique. L’objet final propose une expérience cinématographique hors du commun, qui pense par son prisme complexe l’expérience humaine en entier. Film sur le temps, Youth Without Youth est par conséquent (selon la logique qu’il établit) un film sur l’amour et la mort, où le cinéma est à la fois mécanique de la mémoire démontée et intermédiaire mystique. C’est peut-être là la qualité la plus indéniable du film de Coppola : on y sent une volonté manifeste de faire du cinéma un « haut lieu », au sens où l’entend Eliade dans son ouvrage Le sacré et le profane.

D’après la tradition islamique, le lieu le plus élevé de la Terre est le Kâ’aba, parce que « l’étoile polaire témoigne qu’elle se trouve face au centre du Ciel ». Pour les chrétiens, c’est le Golgotha qui se trouve au sommet de la Montagne cosmique. Toutes ces croyances expriment un même sentiment, profondément religieux : « notre monde » est une terre sainte, parce qu’il est l’endroit le plus proche du Ciel, parce que d’ici, de chez nous, on peut atteindre le Ciel : notre monde est donc un « haut lieu ». (1965, p. 36)

Faire du cinéma une terre sacrée, c’est le pari qu’ose relever Youth Without Youth : imaginer ses capacités formelles comme autant de moyens de penser l’infini, de matérialiser à l’écran l’insaisissable, de créer un cosmos à l’abri du chaos. L’enjeu, ici, est peut-être de faire du cinéma une matière spirituelle. Empruntant à divers genres (le film de guerre, le drame d’espionnage, puis le film d’aventures et le cinéma fantastique), l’essai de Coppola ne s’arrête à aucun d’eux - et comme l’Histoire qui défile en arrière-plan sans affecter l’homme sans âge qu’incarne Tim Roth, ce mouvement constant d’un registre à l’autre n’a pas d’influence profonde sur l’état d’esprit halluciné de l’oeuvre dans son ensemble. Youth Without Youth est un périple mental, une intense activité synaptique se déroulant à ciel ouvert où la figure récurrente du dédoublement illustre avec une frénésie schizophrène l’acte de réflexion. Réflexion philosophique sur la quête de l’absolu qui croise le fer avec un questionnement éthique, appuyé sur l’exemple historique du nazisme, sur les implications plus sombres de cette obsession de la perfection l’animant. Un peu comme Cronenberg l’avait fait avec Naked Lunch, Coppola contourne le piège de l’adaptation simple en s’intéressant autant (sinon plus) à l’auteur qu’à son récit - s’appropriant sa pensée, multipliant les clins d’oeil et les extrapolations biographiques, sondant les mystères de la linguistique et de l’homme préhistorique. Mise en scène de l’esprit, certains diront même de l’âme, Youth Without Youth dresse le portrait d’une intériorité s’extériorisant par des moyens spectaculaires, créant le fameux « temps sacré » à l’aide des moyens surnaturels du cinéma.

Là où le film se démarque peut-être encore plus clairement, c’est dans sa capacité à ancrer ces considérations métaphysiques à même une réalité visuelle physiquement tangible. Le travail des couleurs s’avère en ce sens tout bonnement stupéfiant, la qualité charnelle des rouges se mêlant à la profondeur abyssale des noirs, la nostalgie organique des teintes de jaune répondant sensuellement à la douceur mélancolique des bleus. L’aridité théorique est enrayée par cette recherche sensorielle inventive, et le film est alors libre de plonger à sa guise dans l’infini qu’il contemple, de se perdre dans l’acte de penser. Il fait de l’espace cérébral un lieu d’aventures, transforme le cheminement intellectuel de son héros en véritable enchaînement de péripéties cinématographiques. Cette figure mythique du surhomme, Coppola l’a souvent rêvée. Ici, il se permet de la vivre jusqu’au bout, de s’y abandonner, d’en exprimer le caractère romantique en même temps qu’il en considère la dimension morale. Le Dominic de Tim Roth est un monstre tragique, un idéal terrifiant qui ira jusqu’à consumer celle qu’il aime avant de s’autodétruire tel un Icare volant trop près du Soleil de la connaissance - déchiré entre l’avenir impossible de l’homme et son passé primordial. Le film explore ouvertement cette fascination interdite, celle d’atteindre l’état divin et d’exister au-dessus des limites humaines et de la mortalité, de triompher sur l’inéluctable passage du temps. Il en expose le profond narcissisme, par-delà l’extase mystique.

L’expérience proposée par Coppola refuse la linéarité, dissipe la logique historique au profit d’un enracinement sacré dans les mythes fondateurs de l’humanité - le film étant construit de manière à ce que chaque réalité en contienne une autre, à ce que chaque thèse révèle son antithèse. En bout de ligne, le surhomme de Coppola se trouve donc confronté à cet autre monstre mythique qu’il croyait avoir vaincu, la mort, et s’éteint paisiblement dans le temple de ses souvenirs. Le film mystique prend fin, son dernier soupir assumant ce classicisme élégant qui sommeillait derrière sa surface onirique éclatée. De cette tension surgit une oeuvre difficile à saisir, plus difficile encore à décrire, qui aspire à déployer le plein potentiel du cinéma tout en assumant pleinement son appartenance à certaines traditions cinématographiques auxquelles il emprunte ce qui lui plaît. Mais Youth Without Youth est surtout la résurrection artistique du géant Coppola, qui trouve ici un défi de taille à relever et s’attelle à la tâche avec une énergie dont on ne le croyait plus capable. Par-delà sa dimension universelle, cette fable est surtout une manière pour l’auteur de renouer avec ses thèmes de prédilection et d’affirmer son indépendance reconquise. D’où cette ambition, cette volonté de faire un film total - qui risque à tout moment de chavirer, mais réussit constamment à garder le cap. La trinité que forment Eliade, Coppola et le personnage de Tim Roth est riche en interprétations potentielles. Ce qui est certain, toutefois, c’est qu’en s’entourant de tels monstres, le cinéaste est à nouveau parmi les siens et reprend sa place avec ce film hypnotisant dans le panthéon des grands.

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Critique publiée le 14 mai 2010.