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Yankee Doodle Dandy (1942)
Michael Curtiz

« GIVE MY REGARDS TO BROADWAY »

Par Mathieu Li-Goyette
Quelques mois avant la préproduction de son chef-d’oeuvre le plus connu, Casablanca, Michael Curtiz entame le tournage de la « véritable » grande production de 1942. Pendant que le classique mettant en vedette Humphrey Bogart et Ingrid Bergman s’écrit, Curtiz dirige James Cagney vers son premier et seul Oscar dans le film biographique musical Yankee Doodle Dandy. On le choisit pour rendre hommage à la légende de Broadway George M. Cohan, celui connu pour Give My Regards to Broadway et l’hymne militaire de la Grande Guerre Over There. L’acteur, célèbre pour ses rôles de mafieux, revient à ses premiers amours : le vaudeville. À lire aujourd’hui sur le célèbre carrefour du spectacle scénique de luxe, Cohan demeure visiblement responsable des premiers coups d’éclat de son alma mater. À un tel point qu’il quitte sa vie professionnelle - le film se termine d’ailleurs là-dessus - couronné par la Médaille d’or du Congrès. En cette année 1942 où se tourne le film, Cohan décèdera finalement d’un cancer de l’abdomen peu de temps après avoir vu sa légende portée à l’écran dans un visionnement privé. Roosevelt le félicitera en lui disant : « vous avez donné autant que les soldats du pays. Vos chants rassembleurs valent autant que nos coups de canon. »
 
Oeuvre à la fois bizarre et imprégnée d’un patriotisme d’une lourdeur exceptionnelle, Yankee Doodle Dandy reste à l’image de son nom hautement sympathique. Quand la bourgeoisie rencontre l’américanisme pour tous, les États-Unis trouvent le moyen d’unir les pôles les plus éloignés sous l’ombre d’un seul et même drapeau. Rendons à Cohan ce qui revient à Cohan, peu d’hommes nous auront fait regretter de ne pouvoir entonner leur musique avec la même fierté.
 
Mais attendez, est-ce que nous venons d’avancer ensemble que nous regrettions de ne pas être Américains?
 
Yankee Doodle Dandy soulève tout à fait inconsciemment ce désir d’appartenir à cette Histoire de l’Amérique. Les scénaristes Robert Buckner et Edmund Joseph profitent d’une astuce remarquable. La Médaille d’Or du Congrès fut attribuée à Cohan en 1936 (et non durant la Seconde Guerre), il se maria par deux fois, mais surtout, il naquit un 3 juillet 1878. En ce sens, la décision des auteurs de faire apparaître leur icône nationale un 4 juillet 1876 n’est pas sans signification. Un an jour pour jour après la Déclaration d’indépendance, Cohan s’entiche dès son plus jeune âge de son rôle d’héritier du premier centenaire américain. C’est de la bonne graine que ce jeune apprenti danseur, membre le plus impétueux du quatuor familial The Four Cohan (dont le père est joué par un Walter Huston aimanté à la caméra).
 
Par-dessus cette belle date commémorative se cache l’époque charnière des États-Unis. C’est-à-dire qu’à en croire le film (et d’une certaine façon, difficile de réfuter la grande carrière lorsqu’elle est, en effet, si imposante), Cohan fait partie de ces Américains ayant forgé l’âme états-unienne dans toute sa splendeur cavalière, ses roulements de tambour et sa poigne si convaincante. Un an après la fondation du pays, notre célébrité en devenir voit le développement des métropoles auquel il participe à titre d’homme de spectacle, assistant au départ des premiers soldats vers l’Europe et suivant attentivement l’évolution des tensions sur l’ancien continent. Comme tous bons patriotes, il veut aider son pays d’une manière ou d’une autre. Le message à lancer en temps de guerre paraît évident et Curtiz, fidèle à son obédience des studios, résume ce genre d’intentions avec la concision nécessaire à la propagande. Et justement, la beauté de son cinéma réside dans cet exercice agréable permettant de mastiquer l’idéologie. Dans de telles circonstances, peu de réalisateurs se sont avérés aussi intéressants.
 
Si nous parlons aujourd’hui du film, c’est pour la simple et bonne raison que son air de « feel-good movie » est à la fois exemplaire pour la réinterprétation du cinéma classique et amène invariablement à comprendre cette époque avec le rythme que sa marche militaire impose ; la musique comme outil d’apprentissage cinéphile, comme source de lumière d’un temps bien pessimiste. Vous n’êtes pas convaincus?
 
La gravité des partitions relève de la plus grande importance dans l’épanouissement de l’âge d’or hollywoodien. Des westerns jusqu’aux comédies musicales, les films sont composés, arrangés et cadencés par des variations mélodiques vantant l’aspect romantique, terrifiant, inquiétant des images portées à l’écran. Jusqu’ici, je radote, mais si l’on transporte la réflexion où la géniale bande originale de Yankee Doodle Dandy nous convie, on se retrouve devant un amalgame, un « medley » pour le dire en bon français, des airs les plus connus d’Amérique. Lors de brefs instants, les gammes se superposent pour évoquer la silhouette du drapeau étoilé et de son hymne national états-unien (qui n’est pourtant jamais entamé). Appuyée par des retours en arrière à la jeunesse de Cohan, l’unité familiale le présente faisant ses premiers pas dans le monde du spectacle. En bref, Yankee Doodle Dandy raconte l’histoire la plus typique du « american dream » : une famille d’Irlandais naturalisés se fraie un chemin jusqu’au sommet de la pyramide sociale par son talent, sa persévérance, mais surtout (et on le répète souvent) parce qu’ils aiment leur pays.
 
L’idée totalement abstraite qu’une nation nous redonne de façon équivalente ce qu’on lui a déjà consacré plaît beaucoup de notre côté de l’océan. Dans le film de Curtiz, la technique du flashback étant utilisée tout au long de l’opus (préfigurant la nostalgie éternelle de Casablanca, puis l’exacte et même structure du Mildred Pierce de 1945) fournit au drame biographique sa part d’apesanteur entre le rêve et la réalité. La force de Cohan flotte quelque part entre le showbiz et son attitude de gagnant persuadé qu’il pourra tasser de son chemin quiconque prétend lui tenir tête. De « cocky boy » à idole sage et vieillissante de son pays, la leçon américaine est intègre, claire et limpide : pour se rendre au sommet, tout est permis, car ce sont les vainqueurs qui écrivent l’Histoire. Cohan est un gagnant. Les scénaristes et Curtiz aussi en traitant la personnalité publique dans un film divisé parfaitement entre le spectacle (fidèle aux chorégraphies de Broadway : la « réalité » charmante convenue par l’Histoire) et la vie personnelle (totalement modifiée au gré d’une structure dramatique shakespearienne transformant la simple famille en généalogie épique : de père en fils, le patrimoine et le glorieux sang sont gloire, pain et beurre des rejetons). À son tour, Curtiz profite des moyens accordés et n’hésite jamais à troquer le langage cinématographique contre le plaisir primaire d’une représentation vaudevillesque. À l’image des meilleurs Stanley Donen et Vincente Minnelli, Curtiz semble s’installer confortablement le temps de quelques scènes dans un siège de la salle de spectacle.
 
Il ne faut cependant pas croire que Curtiz se soit douté de la majorité des grands moments de cinéma taillés autour de la monumentale performance de Cagney ; une interprétation d’une vitesse d’exécution phénoménale (le débit des dialogues, la cadence de ses claquettes, l’énergie dans chaque mouvement de tête, de torse, de bras), mais aussi d’une sensibilité à fleur de peau. Crédible en incarnant un jeune homme de vingt ans comme un vieillard de soixante-sept, l’acteur est âgé de quarante-deux ans lors du tournage et tourne depuis longtemps pour le cinéaste hongrois. Sa performance, la rapidité équivalente des déplacements d’appareil de Curtiz et le souci habituel du metteur en scène pour les séquences à caractère social filmées de manière pompeuse suffisent à rendre convainquant le parcours de Cohan en parallèle à l’épopée de son propre pays. Curiosité : le futur réalisateur Don Siegel (Invasion of the Body Snatchers, Dirty Harry, The Shootist) est ici responsable des montages par superposition servant de transitions entre les différentes époques (Curtiz devait être satisfait puisque Siegel décrochera le même poste pour Casablanca en plus de l’accompagner à titre d’assistant-réalisateur).
 
Comptines pour grands garçons fanatiques, les paroles de Cohan résonnent d’un bout à l’autre de l’oeuvre et atteignent leur point culminant avec You’re a Grand Old Flag, mettant en scène des soldats entonnant When Johnny Comes Marching Home, des Afro-américains se rassemblant autour de la statue de Lincoln pour chanter le Hallelujah des pères pèlerins. Rien n’est sombre. Tout est rose. C’est cette folie que l’on accumule pour fonder les États-nations (concept peut-être tout aussi fou lorsque réuni sous l’égide d’un « empire »), pour maçonner un pays dont les parois sont construites au moyen de briques inégales. L’Amérique vient tout juste de déclarer la guerre aux forces de l’Axe et Yankee Doodle Dandy s’avèrera l’un des plus francs succès de l’année. Film rassembleur, mais d’une honnêteté hors du commun, film mythologique, mais d’une aisance jouissive à la caresser, produit d’un travail colossal sous la responsabilité de Jack L. Warner en personne, il persiste à suivre les nobles traces de son héros. Le cinéma hollywoodien, pour avoir permis ce genre de collaborations et pour les avoir réfléchis avec autant de cohérence se sait lui-même méritant de la densité du marbre constituant son propre monument. Il en tire fierté et nous oblige à la révérence. « My mother thanks you, my father thanks you, my sister thanks you, and I thank you », répète sans cesse Cohan. N’est-ce pas là une phrase qui rassemble? Qui réchauffe le coeur par sa syntaxe supposant que la collectivité (et la démocratie…) est un a priori au succès? Yankee Doodle Dandy, Hollywood, les États-Unis, tous s’emboîtent. Que nous désirions encore entrer dans ce monde parallèle, malgré son étanchéité, ne prouve que sa force et sa maîtrise.
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Critique publiée le 29 avril 2010.