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Casablanca (1942)
Michael Curtiz

Le chef-d'oeuvre accidentel

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Bien plus qu'un simple film, Casablanca est le cinéma dans tout ce qu'il a de grandiose et de naïf à la fois. C'est en quelque sorte l'apothéose d'un âge d'or - le plus iconique des icones d'une ère où le cinéma régnait en roi et maître sur l'imaginaire collectif et produisait en série de tels icones. Bien plus que simple cinéma, Casablanca est un souvenir - un lieu même où convergent tous les souvenirs du cinéma en tant qu'art populaire par excellence. Car il y a déjà dans Casablanca toute la nostalgie dont il peut faire l'objet près de soixante-dix ans après sa sortie. Comme Humphrey Bogart et Ingrid Bergman, qui auront toujours Paris, nous aurons toujours le classique de Michael Curtiz : ses répliques mythiques, ses personnages plus grands que nature, son univers si dense et simple à la fois. Sans conteste, il existe de bien meilleurs films que celui-ci : des oeuvres plus ambitieuses, plus intelligentes, plus raffinées. Mais Casablanca dégage quelque chose qu'ils n'ont pas, une atmosphère à couper au couteau qui transcende sa propre réalité. L'instant d'une histoire, ces décors deviennent plus que des faux-semblants érigés dans les studios de la Warner, filmés par un technicien ayant plus de savoir-faire que de style : ils s'improvisent presqu'à leur insu comme théâtre d'une tragédie épique, où c'est l'honneur même de l'humanité qui semble être en jeu. L'Histoire veut que le film ait été tourné sans tambours ni trompettes, sans intention particulière ; que ce soit en quelque sorte un accident. L'idée est belle. Casablanca est un chef-d'oeuvre accidentel.
 
Elle enlève aussi une part du mérite à ses artisans, comme si la légende échappait à leur contrôle. Ce n'est pas faux. Casablanca prouve, dans une certaine mesure, que le triomphe d'un film est aussi le fait de sa réception - il est l'ultime film populaire au sens où, bien plus qu'un succès critique, il s'agit d'un véritable film culte né de sa relation privilégiée avec le public. En 2010, Casablanca c'est aussi le Play It Again, Sam de 1972 où Woody Allen revivait sa célèbre finale et s'inspirait (tant bien que mal) de la charismatique prestation d'Humphrey Bogart pour séduire les femmes. Mais cette perception n'est pas totalement justifiée non plus, dans la mesure où elle nie ce qui, dans son exécution exemplaire, fait du film un tel monument. Non, Casablanca n'est pas Citizen Kane. Ce n'est pas, non plus, l'une des cent autres oeuvres réalisées à la même époque que le temps a oubliées. Si le charme du film est un peu le fruit d'un concours de circonstances, il est aussi très concrètement l'aboutissement exemplaire de tout un système de production alors au paroxysme de sa perfection. Les vedettes sont des astres autour desquelles gravitent avec admiration la caméra et les acteurs de soutien campent leurs rôles de second plan comme si le film leur appartenait. Casablanca, c'est l'incroyable pouvoir de séduction qu'exercent Bergman et Bogart évidemment ; mais c'est aussi le physique de fouine de Peter Lorre, Conrad Veidt, Dooley Wilson et son piano, ainsi que l'insaisissable capitaine Renault de Claude Rains...
 
Si la recette est au point, qu'elle est servie avec un aplomb qui se passe de tout commentaire descriptif, le film évite fort heureusement les pièges évidents de la formule qui l'inspire. Sans s'inscrire totalement dans le giron plus décapant du film noir, Casablanca affiche ainsi quelques-uns des signes distinctifs du genre. Ses élans romantiques sont tempérés par une bonne dose de cynisme - élément élevé au rang d'enjeu moral fondamental, comme s'il s'agissait surtout de vaincre ce cynisme pour gagner la guerre. Rick, en ce sens, est l'Amérique qu'il faut convaincre de s'engager ; un idéaliste désabusé, qui a troqué l'espoir d'autrefois pour une bouteille de whisky et un détachement fabriqué afin d'échapper aux implications profondes de ses propres convictions. Quelque chose, dans ce parcours psychologique, dépasse par son caractère universel le simple discours manichéen du cinéma de temps de guerre. Sans ce type de nuances, le film de Curtiz aurait pu n'être qu'une bête oeuvre de propagande pour l'Amérique. Engagés depuis novembre 1941 dans le conflit armé contre l'Axe, les États-Unis ont orienté idéologiquement leur industrie du divertissement et Casablanca (écrit en partie par Julius et Philip Epstein, qui quitteront temporairement le projet pour se consacrer à la scénarisation de la série Why We Fight de Frank Capra) ne fait pas exception à la règle. Mais il déjoue même cette fonction, imposant ses valeurs profondes par-delà ses intérêts immédiats ; c'est un film sur toutes les guerres, qui se révolte finalement contre toutes les tyrannies.
 
Bien qu'il n'en possède pas les marques habituelles, Casablanca est bel et bien un film de guerre ; un film de guerre où le conflit est implicite, dissimulé derrière les civilités de la diplomatie, et où l'affrontement le plus direct se fait par hymnes nationaux interposés. Mais c'est la guerre qui a créé ce purgatoire qu'est Casablanca - et constamment on imagine au loin l'écho des canons nazis, le résonnement menaçant des pas des soldats allemands alors qu'ils envahissent Paris. Il faut se battre pour survivre dans le monde que décrit le film de Curtiz. Mais plus encore, il faut se sacrifier pour que survivent nos idéaux. La guerre, ici, devient affaire de morale bien plus que de force brute ; et c'est dans cette nuance que le film trouve réellement l'essence de son souffle romantique, romantisme dont l'enjeu dépasse les limites du triangle amoureux formé par Bogart, Bergman et Paul Henreid. « I'm no good at being noble, but it doesn't take much to see that the problems of three little people don't amount to a hill of beans in this crazy world. » Cette réplique mythique confirme la nature héroïque de Rick, loup solitaire prêt à nier ses désirs personnels au nom de ses principes, et l'inscrit définitivement dans le panthéon des grands personnages de l'ère classique. Sans cette finale, Casablanca ne possèderait pas cette aura de fière mélancolie qui le définit encore aujourd'hui. Il est par conséquent étonnant d'apprendre que cette conclusion est un peu fortuite, que tout au long du tournage les scénaristes cherchaient eux-mêmes la solution à l'énigme humaine mise en place par leur intrigue.
 
Ce sacrifice final sanctifie définitivement Rick et confirme qu'au-delà de l'anecdote dramatique sur fond d'exotisme, c'est le sort du monde libre qui ici est en jeu. Le film de Curtiz, à l'instar de son protagoniste principal, affiche ce faux détachement cool qui fait tout son panache ; mais derrière son incroyable sens de la répartie et son cynisme tranchant, Casablanca s'avère une grande oeuvre populaire pleine d'espoir. Même Renault, par-delà cette façade de bureaucrate corrompu qu'il maintient, s'avère à l'heure de vérité un idéaliste sensible à l'instar de Rick. Nous quittons le film sur cette dernière révélation, laissant les silhouettes de Rains et de Bogart disparaître dans le brouillard sur ces mots : « Louis, I think this is the beginning of a beautiful friendship. » Autre réplique culte, ajoutée celle-là en postsynchronisation à la demande du producteur Hal B. Wallis qui considérait qu'il manquait ce petit quelque chose pour clore le film en beauté. Casablanca n'est pas l'oeuvre d'un auteur. C'est une création collective, née à une époque où la magie du cinéma habitait encore les studios hollywoodiens - un film où le hasard fait bien les choses, un petit miracle qu'aura permis un système de production favorable à leur éclosion. Il existe de meilleurs films que Casablanca, certes. Mais on l'oublie complètement en l'écoutant, son emprise totale demeurant malgré le passage des années une force formidable à laquelle il est impossible de résister. Tout le monde revient chez Rick.



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Critique publiée le 29 avril 2010.