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Body Snatcher, The (1945)
Robert Wise

Les deux profanateurs

Par Mathieu Li-Goyette
Avant de revêtir la figure du cinéaste hautain représentant fièrement l’arrière-garde hollywoodienne, Robert Wise a d’abord été connu pour sa participation au montage de Citizen Kane puis plus malheureusement au fameux remontage de Magnificient Ambersons (amputant ainsi le plus fameux et pourtant jamais vu plan-séquence de la carrière de Welles) y allant même du tournage d’une scène que les gros bonnets de la RKO crurent bon de lui commander. Une fois le contrat de Welles terminé, Wise est déplacé dans le département géré par Val Lewton où Jacques Tourneur (brillant cinéaste français souvent oublié) faisait remonter les finances du studio suite aux excentricités de Welles grâce à la sortie du très peu coûteux Cat People. Tourneur, mené par Lewton, signait une œuvre majeure du cinéma fantastique et instaurait par le fait même l’esthétique lewtonienne à venir dans la dizaine de long-métrages qu’allait financer un producteur de génie et à qui le cinéma fantastique d’aujourd’hui doit certains de ses plus grands mécanismes narratifs.
 
Pourquoi s’attarder si longuement sur le contexte de la production d’un film de série B? Premièrement parce que Lewton est de ces premiers producteurs à avoir étendu ses aspirations dans les films signés par ses disciples (bien qu’il n’ait jamais rien réalisé, il a cependant collaboré au scénario de la majorité de ses productions sous un pseudonyme et assuré la majorité de la direction artistique). Deuxièmement, parce que comme Wise l’a souvent dit, une grande part du génie de notre cinéaste provient de son expérience au sein de l’unité de films d’horreur de la RKO. Minuscules budgets, contraintes de tournages effarantes, distributions dans des circuits restreints sous le sigle « série B » (des films sensiblement moins longs destinés à être projetés après la projection principale), les films de Lewton ont cependant tous la réputation d’être de grandes petites œuvres. En effet, petit bijou du cinéma d’épouvante des années 40 alors dominées par les derniers monstres de la Universal (Wolfman qui faisait suite aux Frankenstein, The Mummy, Dracula, Creature of the Black Lagoon, etc.), The Body Snatcher est tout d’abord la quintessence de la griffe lewtonienne, ensuite la première réalisation remarquable de Wise (après Curse of the Cat People et Mademoiselle Fifi) et finalement le véhicule d’une confrontation médiatisée entre Borris Karloff et Bela Lugosi ou plutôt l’homme de Frankenstein se levant contre le comte Dracula tout deux recyclés en fin de carrière.
 
Le troisième film de Wise est donc adapté d’une courte nouvelle bien morbide de Robert Louis Stevenson. Située dans le Edimbourgh chéri de l’écrivain écossais, The Body Snatcher met en scène le combat entre le docteur MacFarlane et son coursier John Gray (Borris Karloff). Aux prises avec cette figure d’un passé malandreux, MacFarlane œuvre comme professeur de médecine à la réputation internationale alors qu’une jeune fillette paraplégique lui est amenée pour une opération ultime et salvatrice. Pris dans les contraintes de son enseignement, MacFarlane est forcé de refuser d’opérer au grand dam d’un assistant au cœur gros et d’un concierge dont le rôle est drôlement écarté du rythme voulu par la diégèse (et joué par Bela Lugosi). C’est ce dernier qui épiera le premier Gray pour se rendre compte que le mystérieux homme austère tue des habitants des quartiers défavorisés pour les vendre ensuite comme cobayes à MacFarlane qui n’y voit finalement que la seule façon d’exercer sa profession sans les réglementations exagérées du code civil.
 
Bien qu’il soit difficile (et peut-être peu pertinent) de faire la part du travail de Lewton et celle de Wise, on peut néanmoins facilement pointer les récurrences à venir de ce dernier ainsi que quelques thématiques chères au producteur. Montage rapide, caméra mouvante qui s’efforce de suivre le moindre mouvement des protagonistes, la nervosité du style de Wise y est déjà et se propage dans une direction d’acteurs remarquable. Si plusieurs écrivains ont déjà mentionné que Karloff y allait de sa meilleure performance, l’acteur Henry Daniell (qui aura toujours joué les seconds violons) lui offre une réplique empreinte d’énergie et d’un désespoir tout juste assez pathétique pour rejoindre la visée de l’écrivain Stevenson. À savoir que The Body Snatcher raconte d’abord l’histoire d’un homme aux prises avec le remord. MacFarlane s’encombre d’un homme qu’il craint pour ce qu’il sait et s’accable quotidiennement d’une profession qu’il défend à la charge d’un profanateur de tombes à la fois son gagne-pain et son nemesis.
 
Tueur et sauveur dans le cas de Gray, il manipule son rival jusqu’à lui faire opérer le cas désespéré de la fillette. Sauveur puis tueur pour ce qui est de MacFarlane rendu fou par la spirale infernale qui l’entraine jusqu’à se mettre lui-même six pieds sous terre à la recherche d’un cobaye, les deux figures opposées fonctionnent à l’image de nombreuses histoires de Stevenson où la conscience humaine se voit divisée en deux vecteurs de volontés pourtant bien antérieures aux recherches de Freud (le cas d’exemple étant The Strange Case of Dr. Jekyll and Mr. Hyde). Alors que les déficiences budgétaires ont été palliées par un énorme travail sur l'éclairage qui annonce l'iconographie néo-gothique de Polanski et Argento, The Body Snatcher est tout en clair-obscur à l'exception d'une surexposition contrôlée qui illumine de tout feu le corps inanimé de Karloff au dernier acte. Moment surnaturel évoqué par le travail technique de la lumière, cette dernière scène remet enfin l'œuvre sur les rails des écrits de Stevenson après s'être quelque peu égarée à la recherche d'un développement tout à l'écrit qui dépasse la puissance plus minime des performances bâclées (dont celle de Lugosi) et de sa conclusion précipitée.
 
Il ne faudra tout de même pas oublier que nous sommes en présence d'une œuvre considérable. Car la justesse de l’écriture de Lewton, les magnifiques atmosphères obtenues à l’aide d’une recherche approfondie de décors recyclés ainsi que certains artifices techniques de choix font école dans le domaine du film d'horreur à petit budget. Une fillette bien connue chante dans la nuit en hors-champ, la calèche de Gray s’immisce dans le cadre, sort en direction du son, le bruit des chevaux et de la voix attristée s’éteignent en laissant place au silence glacial d’Edimbourgh: la mort par le montage sonore. Les audaces techniques procurent à ce dernier film de Wise produit sous la tutelle de la RKO une aura tout à fait vétuste, mais pourtant encore assez charismatique pour déclencher frissons et admiration. Comme au long de la carrière à venir de Wise, le monstrueux rarement démontré, la tension dramatique toute en dialogue et en réflexion bouscule nos conceptions du cinéma de genre tout en dévoilant un cinéaste aux préoccupations déontologiques qui fera de son esthétique et de ses sujets une extension de son obsession pour l'amélioration et le perfectionnement de l’homme de profession; l'intégrité au prix de tout, même de la liberté, sera longtemps son crédo.
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Critique publiée le 2 juillet 2009.