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Angels with Dirty Faces (1938)
Michael Curtiz

Les ailes du crime

Par Mathieu Li-Goyette
Rocky et Johnny sont jeunes et fringants, ils courent les rues de la ville, se faufilent dans ses ruelles crasses et remplies d’opportunités. La grande dépression, pour deux bambins, leur fournit la chance de prouver leur valeur, de devenir des hommes, de plaire aux femmes et de se tailler une place dans un labyrinthe urbain d’où les plus forts ressortent vainqueur. Ces têtes dures, lorsque nous les regardons de plus près, prennent l’allure de ces anges aux visages crasseux que le titre magnifique nous indique comme colonne vertébrale de l’un des sommets du cinéma criminel. Mais remontons d’abord l’histoire de nos deux jeunes hommes, car cet exercice de réminiscence ressurgira comme l’élément formel le plus épatant de Angels With Dirty Faces. Alors qu’ils font les quatre-cents coups, Johnny tombe sur les rails d’un chemin de fer lors d’une poursuite effrénée à travers les bas quartiers. Rocky, n’ayant pas froid aux yeux, revient sur ses pas et sauve son compatriote. Il prend ainsi du retard et se fait mettre la main dessus par les policiers. Résultat : Rocky ira à l’école du crime, Johnny succèdera au curé du secteur, tiendra une paroisse, et tout cela, parce qu’il courait rapidement. Un jour cependant, Rocky sortira de prison et couvera sous son aile les jeunes voyous du coin que Johnny, quelque 15 ans après avoir cessé les coups pendables, s’efforce de remettre sur le droit chemin suggéré par lui et sa Sainte Église catholique. L’Hongrois Michael Curtiz fait partie de cette ligue de kantiens germains présumant que les êtres humains naissent fondamentalement bons et, par cette conviction, maintient la possibilité d’une rédemption pour tous les anges, qu’ils soient sales ou immaculés.

    Donc gangstérisme, religion et éthique, Angels With Dirty Faces ne s’insère qu’en théorie dans le genre du film criminel qui connaît, à cette époque et particulièrement à la Warner, son apogée. À toutes fins pratiques, il le surpasse, le retourne de ses attentes et sonne le glas d’une admiration enfantine à l’égard des malfrats; c’est la fin pour les représentants ingrats d’un peuple en quête d’une révolution souterraine. En effet, le public devra se ranger et serrer au placard ces belles histoires de The Public Enemy (1931, Wellman) et de Scarface (1932, Hawks). Quand Curtiz touche au film de gangsters, il le sent déjà au bord de la défaite morale et compte bien par la même occasion l’anéantir pour le faire renaître – toujours à travers l’idée de repentance qui lui est chère – dans le cœur de spectateurs enfin guéris de la mode des antihéros trop prétentieux.

Car le personnage interprété par James Cagney (récipiendaire d’une première nomination aux oscars, mais aussi d’un premier rôle-titre qui marqua longtemps l’imaginaire des admirateurs du genre) est bel et bien un ange sali par son passage en prison. Même son béguin envers Laury (Ann Sheridan dans l’un de ses premiers rôles célèbres) ne modifiera aucunement sa posture de damné. Il est pourtant de la même couenne que Johnny (incarné par par O’Brien, ami de Cagney, touchant et remarquable dans son rôle d’incorruptible), mais les contraintes sociales et la brutalité policière si méchamment démontrées dans l’œuvre font croire qu’il a longé le mur de la honte plus d’une fois; « j’aimerais avoir peur, mais je n’ai plus de cœur » confit-il. Il n’est plus temps pour lui de se soumettre à l’autorité, il l’a fait trop longtemps et son besoin de liberté passe inévitablement par l’argent. Son désir de reconnaissance publique, à l’opposé, passe par le regroupement de jeunes maraudant autour de lui, cette bande de chenapans joués par les Dead End Kids, groupe de très jeunes acteurs issus de la scène du théâtre. Ils en sont à leur deuxième long-métrage (le premier étant Crime School avec Humphrey Bogart, réalisé par Lewis Seiler en 1938) et apportent une énergie rare au film de gangsters de l’époque. Ces jeunes vénèrent les moindres faits et gestes de Rocky, nous amènent à saisir l’arrière-pensée du bandit : il paraît sûr de lui, indestructible, mais en dessous des apparences il survit uniquement grâce au regard qu’on lui porte, ce regard admiratif entretenu via le cinéma et les médias de masse. Dès sa sortie de prison, Rocky retourne voir son ancien associé et avocat, James Frazier (Humphrey Bogart, mais pas encore assez populaire pour le rôle titre d’un film au budget si imposant). Se sentant trahi, il devra fuir la vendetta organisée par la pègre à ses trousses. Lorsqu’il regagne son partenaire amadoué par une ruse implacable, Johnny refait surface, aligne un nouveau juré et part à la chasse aux criminels au nom des adolescents dont il veut le plus grand bien futur. L’étau se resserre. La gestation de la figure du gangster, son importance dans le rêve américain façonnée pour les plus démunis prend toute sa valeur. Si les jeunes ne peuvent suivre le chemin configuré par l’état et l’église, ils rejoindront la pègre. C’est tout aussi simple que ça.

    « What do you hear, what do you say » dit toujours Rocky lorsqu’il se présente. En fin de parcours, son cartel sommera justement au prêtre de ne plus rien entendre, de ne plus rien dire s’il veut garder la vie. La loi du silence comme leitmotiv de l’œuvre renvoie à l’hypocrisie du milieu, mais aussi au paradoxe de l’âge d’or américain. Contraints par le code de censure Hays, les meurtres ne sont jamais montrés en « direct », ils sont hors champ et l’on constate les corps s’effondrer sur le sol. De plus, le criminel ne pouvait connaître une fin heureuse (ici, vraisemblablement pour la première fois, il se repent) quand pourtant, le nombre de films magnifiant la mort de ces antihéros est des plus imposants. Pourquoi glorifier le gangster? Il fait vendre certes, mais représente, lors de sa popularisation aux débuts du parlant, la porte de sortie rêvée pour la crise économique (tout comme dans Angels With Dirty Faces). Avec la prohibition, ce qui est interdit prend graduellement plus d’espace dans le discours populaire et l’illégalité devient commune, charmante lorsqu’exécutée avec le soin de l’étiquette. Ainsi, le crime paît pour Hollywood et quand vient le temps de porter le film au grand écran, la touche de Curtiz ne ment pas et toute la force de son cinéma classique empreint de tragédie élisabéthaine s’accapare ces magnifiques décors, immenses et complètement démesurés visant à nous plonger jusqu’au cou dans le décorum des années 30. Technicien comme il s’en est peu fait, sa mise en scène dynamique se jette tête première sur les actions décisives de ses héros, rend en accéléré une vie vécue en quatrième vitesse et qui le fera mourir bien jeune. Précipitée dans ses élans, calculée au centième dans ses cadrages, l’énergie de Curtiz rejoint celle de Rocky et des scélérats : précision, professionnalisme et rapidité.

    Mais comment oublier le sentiment d’avoir déjà vu Angels With Dirty Faces une bonne dizaine de fois depuis sa réalisation? À travers son propre genre certes, mais partout chez Scorsese où les personnages de Joe Pesci (Raging Bull, Goodfellas, Casino) reprennent la fougue de Cagney lors de ses meilleurs moments : la vive tempête provoquée par les dialogues crus, la sévérité de son héros d’une violence inouïe (même pour l’époque), le traitement d’un monde en deçà du nôtre toujours prêt à ressurgir, le cercle d’initiés, de wise guys capables de diriger la police d’une poigne et la mairie de l’autre. Scorsese a retenu plus d’une leçon du film, mais aussi énormément du cinéma de l’âge d’or américain. Initié à ce goût pour le classicisme, il n’est pas sans dire que l’Italo-Américain demeure l’un des seuls représentants de l’espère en voie d’extinction. Car, pour revenir à nos principaux intéressés, Curtiz et son opus nous mènent vers une finale d’une puissance incomparable dans le genre. Au moyen d’un traitement esthétique impressionnant, lugubre et emprunté à l’expressionnisme, tout se rassemble autour des fortes thématiques proposées au départ, tout se réunit dans ce passé rejoué au présent comme si l’histoire ne faisait que se répéter. La justice a triomphé, le gangster est tombé. À la différence que cette fois-ci, ce dernier a trahi volontairement son image acerbe, s’est convaincu par son propre libre arbitre vanté par Curtiz de l’importance de mourir en couard. Le geste de Rocky demeure cependant ambigu à nos yeux. Lors des moments forts du film, Curtiz refuse un manichéisme placardé de bout en bout. Mais le symbole s’est brisé, c’est la donnée la plus importante de l’histoire. En se sacrifiant, Rocky passe l’éponge sur les visages salis des jeunes anges. Pour sa figure de mafieux, il lui faudra bien plus pour attirer autant de regards. Il faudra une femme et il faudra le film noir.



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Critique publiée le 4 avril 2010.