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Jinpa (2018)
Pema Tseden

De la courbe à la boucle

Par Mathieu Li-Goyette

À dire de Jinpa et de Pema Tseden qu’ils parviennent à être tibétains au sein de l’industrie continentale chinoise et on croirait en dire assez quand au fond on n’en dirait presque rien. Rien si ce n’est que l’évidence de leur rareté, l’exotisme de leur arrière-plan, voilà qui ne serait pas si mal non plus — les films tibétains ne courent pas les rues —, mais qui toutefois échouerait à cerner cette drôle de force concentrique, qui part d’un bout poussiéreux de la route pour retrouver plus tard dans une magnifique éclaircie himalayenne le même point d’origine. Un va et un vient, un camionneur des montagnes qui se double lorsqu’il rencontre cet Autre qui lui manquait, un compagnon mystérieux équipé d’une épée ayant fait souhait de vengeance contre un homme qui, il y a 20 ans, aurait tué son père. L’exergue nous avait avertis : il est coutume dans la tradition Monpa de ne jamais laisser la vengeance nous échapper. C’est tout ce mouvement visant à fendre le passer pour en éclisser des courbes et des boucles que Tseden met en branle à chaque tour de moulin à prières.

Ces moulins qui n’ont rien d’un hochet abondent dans Jinpa, à l’avant-plan d’une composition picturale qu’on scrute minutieusement (pour peu qu’on soit étranger aux tavernes tibétaines), à l’arrière-plan d’une rare discussion dans ce film qui règne en silence. Ces moulins, ces temples, ces prêtres, nous rappellent d’emblée à la présence transversale du religieux dans ces steppes prêtes pour la neige, comme s’il était à la fois le destinateur et le destinataire de toute force ici mise en branle — une manière déjà de dire qu’il n’y a pas de destin seul, d’événement du hasard qui ne soit pas originaire d’une transformation karmique qui l’aurait précédée.

Prenons par exemple cet accident sur lequel le film se fonde : Jinpa le camionneur roule depuis des lustres, l’arrière de son camion à moitié rempli ; il voit au loin un vautour dont la courbe dessinée dans le ciel capture son regard ; pile à ce moment, une chèvre traversait la route ; quelle était donc la chance pour qu’après des kilomètres sans croiser d’âme, le chemin de Jinpa puisse en croiser simultanément deux autres sous forme animale ? Embrassant la forme du conte sans se laisser distraire par la cruauté esthétique du réalisme, Tseden laisse son récit se mouler sur cette question spirituelle et les différentes courbes symboliques empruntées par Jinpa, le vautour et la chèvre se résoudre dans la boucle d’une réincarnation annoncée.

L’arbitraire du narratif nous forcerait d’emblée à croire en une simple causalité : Jinpa, ayant vu le vautour, a percuté la chèvre ; plus encore, c’est parce qu’il percute la chèvre qu’il s’arrête une première fois et que plus tard sur sa route il croisera pile celle de l’autre Jinpa, son homonyme foncièrement différent, d’ethnie Monpa, marcheur plutôt que camionneur et assoiffé de vengeance. Or le maintien d’un rythme méditatif, puis les détours que fera le premier Jinpa après avoir laissé le second s’enfoncer dans un chemin de terre battu à partir d’un embranchement routier (dont le plan en « Y » est l’image maîtresse de la boucle qui se créé à partir du moment où le premier Jinpa relâche le second) laisse entendre que cet univers mystique à la réincarnation antispéciste est moins à la recherche des causalités propres à la dramaturgie qu’à des équivalences cosmiques qui échappent à la comptabilité de ce qui n’est pas un simple récit de vengeance.

Car au premier abord, avec son personnage au passé opaque qui en aide un autre au passé qui saigne encore, Jinpa pourrait avoir toutes les allures de ce énième film national travaillant à se réapproprier une forme hollywoodienne, mélange supposé de western contemplatif et de film noir rural. Les images hautement léchées de Tseden et de son fidèle directeur de la photographie Songye Lu abondent dans le même sens, avec leur colorimétrie expressionniste et contrastée, leurs lueurs verdâtres, leurs filtres apocalyptiques qui semblent mener Jinpa au cœur d’un voyage dont l’assombrissement unilatéral, jusqu’à la désaturation complète, propose une déréalisation franche, qui tire toute la couverture circonstancielle du film, celle du quotidien répétitif de son camionneur himalayen, vers cet événement qui sommeille et sa moisissure affective qui le caractérise. Car pour revenir aux courbes du voyage qui font se rejoindre Jinpa et la chèvre à travers le vautour, il faudrait aussi se dire que Jinpa a trouvé Jinpa à travers la chèvre et le vautour, que le premier Jinpa partage avec la chèvre une innocence sur laquelle le film compte pour amorcer son mouvement narratif, et que le second Jinpa partage avec le vautour son attente impatiente de la mort d’autrui et que toutes ces attentes, qu’elles soient innocentes ou coupables, s’équivalent parfaitement entre elles puisqu’elles génèrent les rencontres qui entraînent cet équilibre de la mort et de la survie encadrant l’ensemble des actions du film – à chaque épreuve son pneu de secours, à chaque vengeance un complice faussement désintéressé, comme une chèvre qui en livre une autre aux vautours.

Jinpa désamorce ainsi toute esthétique du pittoresque et de la pauvreté, en courbant le réalisme des lieux grâce à l’onirisme d’un théâtre religieux. Pas étonnant que Tseden a dit toute l’influence que Kiarostami a eu sur lui. Les routes sinueuses, les personnages s’accompagnant, même les roues de secours, puis la manière détournée de faire du cinéma politique là où l’on ne peut en faire (l’homme ayant tué le père du second Jinpa est facilement assimilable à la Chine et au meurtre politique de la nation tibétaine), cela fait beaucoup de traits en commun avec le maître iranien. Dans une version nettement plus acérée de ce même cinéma contemplatif, les trajectoires narratives du film se croisent et s’éloignent sans conséquence directe, sinon que le semblant d’enquête (Jinpa cherchera à empêcher Jinpa) ne cesse de se dissoudre dans l’attitude de l’enquêteur, ce routier qui semble après tout sorti de Mad Max, aux grosses bagues brillantes, aux lunettes opaques et la vision arrêtée, une force de lenteur qui inculque à tous ceux qu’il croise le bon rythme pour faire tourner les moulins.

En cela, Tseden parvient à faire déborder la question tibétaine dans le domaine cinématographique lors de son dernier acte, lorsque cette finale hallucinée révèle dans un coup de tonnerre le fond du tourment du premier Jinpa qui s’est laissé engouffrer dans le rêve du second. À ce moment, le trait de vengeance qui parcourt cet espace cinématographique balisé par le hasard croupit toujours en attendant d’aboutir, refusant d’arriver au terme d’une causalité à la continuité préparée (ce n’est pas un suspense), mais souhaitant plutôt se conclure sur une équivalence divine, à savoir que le premier Jinpa aurait autant pu être le meurtrier que le second puisqu’il l’a sciemment laissé partir. Ce retournement causal qui invalide (même si Jinpa a relâché Jinpa ce dernier n’a tué personne) en même temps qu’il corrobore (le relâcher c’était tuer) le mysticisme cyclique du film, parcourt la narration à travers des souvenirs de lieux, de femmes, d’animaux, dans un jeu de rappels qui évoque à la fois le mandala et le Vertigo d’Hitchcock… d’autres structures cycliques que Tseden évoque pour créer cette sombre beauté venant planer rétroactivement sur tout son récit.  

Curieusement non loin du montage conclusif de A Touch of Zen qui se terminait en cherchant à transcrire à l’écran l’état de grâce de la cosmologie bouddhiste, l’état de Bouddha, cette fin est à son tour un éveil, celui du corps fatigué, déprimé du camionneur Jinpa imaginant une réincarnation en temps réel de son être dans le corps stoïque et décidé de l’assassin Jinpa. Tseden accomplit sa boucle qui traverse le temps et les événements, comme si les deux Jinpa avaient toujours été le même homme alors que le film, lui, insiste pour dire qu’ils étaient deux : une manière pour le cinéaste d’ouvrir la faute parricide à travers le temps, et de montrer comment la mémoire se perpétue dans des événements qui s’enchaînent à elle. À la vengeance longtemps mûrie, sa vélocité, sa préméditation, et sa jouissance, Pema Tseden préfère finalement cet ordre du compromis apolitique, éthéré, brumeux, qui s’enracine dans la force mutuelle de la mémoire collective et de la nostalgie cinématographique. Encore une façon de courber l’action jusqu’à la boucler, de l’invalider en elle-même, de donner au Tibet son poignard au ventre de l’autorité tout en assurant à l’autorité qu’il ne s’agit que de l’hallucination d’un homme coupable de culpabilité.

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Critique publiée le 25 mai 2020.