WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Lighthouse, The (2019)
Robert Eggers

L’efficience sexuelle du mythe

Par Maude Trottier

Je me souviens avoir écouté, ces derniers mois, le témoignage du dernier gardien de phare de France, Corentin Coquet, lequel a officié pendant de longues années à Tévennec, dans la province du Finistère. Entendre l’homme parler de la solitude de sa vie archaïque, du fond de sa voix si granuleuse, fit son effet. Intuitivement, je campai son histoire dans un récit à faire, tant cet « enfer », tel que l’on surnomme le phare de Tévennec, me semblait résonner de possibilités fictives et d’atmosphères tremblantes. Or, tout ce que décrit Coquet — alcool, mort des gardiens au phare, bruits et voix que l’on entend toute la nuit — se retrouve à un détail près couché dans la fiction de The Lighthouse, deuxième film de Robert Eggers (après l’enlevant The Witch). La concordance n’est évidemment pas fortuite. Elle atteste d’une recherche documentaire tangible. Néanmoins, ce qui fait l’une des forces de The Lighthouse, c’est moins le travail historien que la façon dont le film exploite totalement le cadre d’une vie rugueuse et ancienne en venant y insérer une trame violemment vibrante, qui, en étant à la fois ample et resserrée, s’accroche à la relation tensive entre deux hommes, venus, dira-t-on, s’échouer l’un sur l’autre, en même temps que sur eux-mêmes.

Aussi m’a-t-il semblé que tout l’art de The Lighthouse reposait sur une seule opération de transformation interne des registres de la fiction. Ce serait donc à dessein qu’à leur arrivée sur l’île où ils devront alimenter le phare pendant quatre semaines, un plan-tableau statique nous laisse voir les acteurs sous leur déguisement de marins d’un autre siècle. Autrement dit, ce que l’on voit d’abord c’est bien Willem Dafoe et Robert Pattinson se prêter à leur personnage dans l’insistance d’un apparaître théâtral. Comme si nous laisser le temps de scruter et bien reconnaître les acteurs servait à situer et appuyer le travail d’une lente mais sûre conquête diégétique, qui fouille les moyens du cinéma à (se) faire cinéma.

Un ciel gorgé de grisaille, l’onde de la mer, un bateau dont la proue triangulaire fend la surface de l’eau, l’embrun des vagues écumeuses qui s’écrasent aux parois des rochers, les premières images installent de plain-pied une ambiance visuelle prégnante, qui m’a rappelé le Cuirassé Potemkine ou encore l’Atalante de Jean Vigo, ou de ces films où les éléments deviennent une forme à embrasser, à palper, à pénétrer, à comprendre. Et le mot ambiance sied à merveille pour décrire ce qui, en quelques secondes, se met ici en place. De l’angoisse sourde du départ aux contrariétés à venir, l’histoire est appareillée à une facture qui ne peut, en effet, être passée sous silence et dont la confection photographique a été confiée aux soins de Jarin Blaschke. Le ratio pratiquement carré de l’écran (1,19:1), de l’époque du muet, nous situe dans une boîte théâtrale et l’usage de pellicules et d'objectifs rejouant l'ancien captent autant la puissance du paysage que l’intimité de l’intérieur du phare, en des économies lumineuses hyper-contrastées. Le spectateur doit avoir la charité de l’appréciation formelle pour être en mesure d’entrer dans le pacte du film.

Autant le dire, nous sommes dans un univers d’hommes. C’est avant tout le corps, non sans jouer de caricature, qui nous en donne la mesure, à travers ses sécrétions, ses bruits, ses consommations outrancières, ses appétits de toutes sortes. Mais c’est aussi à travers le faisceau fin ou sauvage des humeurs que la masculinité se fait présente, voire tonitruante. Des humeurs intempestives qui passent en un instant de la colère à l’éclat de rire résonnant, dans l’irrésistible humour carnavalesque déployé, et qui se donnent le droit à la tendresse lorsque rendues aux confins de l’ivresse. Car que se passe-t-il dans ce phare relayé par des gardes partagées entre nuit et jour, s’élevant sur la côte mais rendu poreux à une tempête qui prolonge la durée du séjour ? Rien d’autre qu’une proximité naissante entre deux subjectivités qui, au premier abord, s’opposent, mais dont la relation, imprégnée de libido et de refoulement, devient le théâtre d’une confrontation métaphysico-païenne, ployant sous des forces qui se manifestent sous la forme de visions dont on ne sait pas très bien si elles sont de l’ordre du ressort de l’imagination ou du phénomène obscur.

À partir de cette donnée simple — deux hommes confinés à un lieu —, émanent des affects tantôt poignants, tantôt poisseux dont la performance tient tout autant à l’incroyable registre dont font preuve les acteurs qu’à la façon dont la mise en scène dose et orchestre des effets micro-spectaculaires, en jouant d’une esthétique foncièrement expressionniste. La matière du film, ce sont ces affects mêmes, et la question que l’on se pose est quel est le lieu à partir duquel advient la tempête fracassante qui meut et menace ces hommes. Est-ce de la trouvaille de cette petite idole d’ivoire dans le repli de son matelas par Winslow (Robert Pattinson) devant laquelle le jeune travailleur se masturbe frénétiquement et qui le mène à voir une sirène s’échouer sur la rive et dans ses rêves ? Est-ce de cette mouette qui taraude ce dernier telle la messagère têtue d’un malheur inéluctable à venir ? « It is bad luck to kill a seabird », assène Thomas (Willem Dafoe), le patriarche qui se garde jalousement les veilles de nuit, dans le sanctuaire de la lanterne dont il interdit l’accès à Winslow, surveillant avec autorité, en contrepartie, la mise en exécution des tâches journalières. Est-ce d’un tremblement du religieux imbibé de croyance mythique apte à faire frissonner d’effroi n’importe quel homme, aussi courageux soit-il ? Est-ce du noyau interne de chaque individu qui se découvre éventuellement contradictoire, toujours et déjà se butant sur l’enfer de ses pulsions en tant qu’elles ne cherchent qu’à se décharger ?

À tout le moins, la trame m’a évoqué une sorte de fable freudienne, tant le jeu entre et dedans les personnages met en scène une économie sexuelle tiraillée entre les pôles de la jouissance et la recherche d’un principe de régulation, qui trouve d’ailleurs son parfait contrepoint dans les scènes de travail qu’abat comme un forcené durant le jour Winslow, pendant que le maître Thomas dort. Jour et nuit, maître et serviteur, on pourrait platement rabattre le film sur cette métaphore industrielle que connaît par cœur le cinéma. Mais la proposition ne se laisse refermer sur rien sauf peut-être sur la béance qui se produit en son sein et qui se découvre au fur et mesure que l’on avance dans les étapes de développement de la relation, au rythme du labeur au phare et des soirées partagées, où des quantités phénoménales d’alcool creusent l’inassouvissement foncier de ces hommes tout en créant des foyers de proximité. Ces scènes ponctuelles canalisent la montée du film tout en se détachant à la façon de petites pièces autonomes, en étant parfaitement construites autour de dialogues grivois et de tirades shakespeariennes et en étant sises dans un clair-obscur mordant où les rides bellement profondes du visage si singulier de William Dafoe reflètent l’ampleur du travail technique sur la nocturne.

Au travers de ce crescendo relationnel qui procède donc par étapes bien définies, les polarités de départ, jeune/vieux, serviteur/maître, viendront se soumettre, comme dans toute bonne relation passionnelle, à un point de bascule qui verra à inter-changer les rôles. Cela se saisit pleinement lors d’un échange risible et pathétique qui porte sur la nourriture que prépare le maître à son esclave récalcitrant. L’ire change alors de camp. Le maître y devient simple cuisinière médiocre contre lequel s’emporte le serviteur, devenu de plus un plus ténébreux et sujet à l’alcool, substance contre laquelle dans un premier temps il résistait pourtant. Qu’à cela ne tienne, « if I had a steak, I would fuck it ! », entend-on ce dernier hurler, mettant un terme à l’escalade prosodique. Mais tout se passe à vrai dire comme si le maître savait bien en son for intérieur que le renversement était pour se produire, ce qui ne l’empêche pas pour autant de refuser obstinément l’accès à la lanterne. L’autorité du maître s’étend à ce qu’il ne se surprend presque de rien — sauf de se voir critiquer sa cuisine ! —, accueillant à tout prendre les confessions qu’il savait déjà, encourageant tacitement leur élaboration et l’inéluctable déclassement qu’elles encourent.

Dans les pièces sombres du phare règne toujours une lumière centrale qui éclabousse les alentours et qui reproduit, en miniature, l’image ouvertement phallique de la tour, comme pour en renverser la symbolique de point de sauvetage dans la nuit et nous rappeler à l’inverse l’ubiquité et la dangerosité d’une source aussi puissante. La béance, c’est la lumière. Une lumière à partir de laquelle pivote le récit individuel d’une intersubjectivité homo-érotique traversée de sadomasochisme vers quelque chose qui le déborde et l’excède à un point de le transcender par les rêves et les visions qui l’encadraient. Comme un repli et une ouverture en direction d’une instance ante-rationnelle, dans cette zone pleine de lichen où survivent des divinités anciennes, quelques Protée prédicateur et Prométhée viscéral venant s’entretuer sur la côte et nous rappeler l’origine de notre angoisse et l’envie de vivre qui en découle.

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Critique publiée le 10 décembre 2019.