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And Your Bird Can Sing (2018)
Shô Miyake

Laisser chanter l'événement

Par Mathieu Li-Goyette

« Tell me that you've got everything you want
And your bird can sing
»
— The Beatles (1966)

Adapté d’une nouvelle de Yasushi Sato, un romancier originaire d’Hokkaido (la province la plus septentrionale du pays) qui a marqué la scène littéraire japonaise des années 80 (jusqu’à son suicide en 1990), And Your Bird Can Sing capte dans une douceur réconfortante les moments les plus pénibles d’un triangle amoureux qui se découvre des sentiments émoussés. Car dans le film de Shô Miyake, personne ne désire vraiment, sinon l’anonyme, ce libraire qui nous sert de protagoniste (Tasuku Emoto, « Me » au générique), qui pose un acte, un geste au début de son histoire d’amour avec sa collègue Sachiko (l’étoile montante Shizuka Ishibashi, découverte dans Tokyo Night Sky Is Always the Densest Shade of Blue), et qui pose un autre acte à la toute fin, quand il craint non seulement que cette histoire puisse tirer à sa fin, mais surtout qu’elle n’ait été qu’une parenthèse, une idylle, « a fling ».

Et c’est là le plus grand drame dans And Your Bird Can Sing, celui de ne pas être réellement considéré, de ne pas avoir été vraiment là, surtout dans un monde où la dislocation sociale vécue par cette génération fait de la promiscuité le vecteur de toute vérité. Ce qui pousse ainsi la promiscuité à se satisfaire d’elle-même : elle engendre ici le confort avant l’amour, et ce confort se complaît dans l’évitement, les mensonges, les sorties dérobées et les ultimes recours qui paraissent cruels en même temps qu’ils sont justifiés. Ces recours nous rappellent à leur tour à quel point cette promiscuité encourage les apparences trompeuses, les masques fidèles plutôt que les mensonges grossiers, non seulement parce que les personnages de Miyake sont tous un peu lâches et qu’ils tournent autour de la (leur) vérité, mais aussi parce que le rythme stable et constant de son film requiert cette adroite paix sentimentale qui permet, sinon l’amour véritable, au moins la promiscuité endurable. En retour, Miyake tire de cet équilibre une œuvre qui progresse parfaitement à travers ses rencontres et ses déambulations dans un Hakodate nocturne, cette ville portuaire d’Hokkaido presque désertée, captée ici sous des tons bleus qui tendent vers la chaleur du levé du soleil et ses lueurs saumon.

La promiscuité se manifeste d’abord dans la chambre du libraire, où il partage un lit à étage avec Shizuo, son colocataire sur le chômage (incarné en toute innocence par la méga-vedette Shôta Sometani), et que ce dernier s'endort sur le sol quand Sachiko leur rend visite, alternant entre le lit et le plancher au nom d’un amour qu’il finira aussi par partager. Dans la monotonie classée des deux mâles ennuyés (deux lits simples pour deux hommes superposés, ça veut bien dire quelque chose), Sachiko apparaît ainsi comme un évènement, une fête qui se renouvelle, qui a chamboulé le libraire depuis qu’étant au bras du patron du commerce, elle a effleuré la main du cher employé pour attirer son attention, qu’il ait passé son chemin, que la caméra se soit avancée ensuite, que la mise en scène se soit mise à gigoter de toute part, avec l’une des deux seules voix off du film qui entonne un décompte pour le mettre à défi d'entretenir un peu d’espoir sur un effleurement, que cette artillerie tranquille ait été déployée pour souligner dès les premières minutes l’importance, la rareté et les difficultés qui accompagnent toute décision. Miyake questionne le confort des relations personnelles, cette impression qu'elles nous procurent d'avoir tout ce qu'il nous faut, comme dans la chanson des Beatles, au risque aussi de ne plus avoir la force d'agir quand un oiseau se met à chanter, quand un évènement frappe de plein fouet un quotidien.

Il faut sans doute voir And Your Bird Can Sing comme une petite phénoménologie du cœur et de l’amitié, un film qui rappelle étonnement ceux de Krzysztof Kieslowski (pour toute cette manière de montrer le chemin vers l’évènement à partir du quotidien) ainsi que le schéma triangulaire du récent Burning (2018) de Lee Chang-dong, jouant sur les désirs combinatoires de ses trois personnages, non pas pour nous précipiter vers la tragédie, mais plutôt pour nous montrer comment le laissez vivre du trio produit des relations où l’interdépendance s’entretient dans une sorte d’indifférence aux vrais problèmes (le désinvestissement de Shizuo face à sa mère, le désinvestissement de Sachiko face au libraire, le désinvestissement de ce dernier face à Shizuo), comme si les pulsions désirantes des uns comptaient surtout pour ce qu’elles provoquaient en absence ailleurs. À ce titre, il faut dire que le bagage asymétrique des comédiens renforce la diversité des faiblesses qui les nuancent au fil du récit.

Alors rien n’est plus beau ni plus douloureux (car les nouvelles satisfactions du triangle amoureux viennent empirer ses nouveaux manques) que lorsque les trois sont filmés à travers ces déambulations nocturnes : une sortie en boîte de nuit (mettant en vedette le groupe Simi Lab et son chanteur OMSB, sujets du premier film de Miyake, un documentaire, The Cockpit [2015]), une partie de billard, une de fléchettes, plusieurs de ping-pong. Des événements retenus au montage (Miyake monte lui-même) quand vient le temps de célébrer les souvenirs partagés, alors que d’autres sont volontairement écartés. Lorsqu’on évoque des souliers de travail inappropriés, on ne les voit pas ; lorsqu’on pointe la montre du libraire qui fait rêver un autre commis, on ne la voit pas plus ; lorsque Shizuo est arrêté devant sa maison par deux policiers, on n’en sait guère plus ; parce que And Your Bird Can Sing évite sciemment de souligner les traits matériels de ses personnages, qui existent en présence plutôt qu’à travers ces accessoires qui les catégorisent pourtant entre eux (comme le chandail que s’échangent Shizuo et Sachiko et qui les lie superficiellement – un non-acte). Il préserve ainsi leur intégrité et les empêche de devenir des archétypes, tout en insistant pour dresser un portrait de l’amour qui soit fondé dans le geste plutôt que dans le paraître, à l’image de cet acte qui poussa le libraire à s’arrêter et à faire demi-tour la première et la dernière fois.

Voilà beaucoup de détours sans actes pour en venir à cet évènement : Shô Miyake s’impose avec And Your Bird Can Sing comme un des nouveaux réalisateurs les plus prometteurs du cinéma japonais.

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Critique publiée le 13 août 2019.