WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Invasion of the Body Snatchers (1956)
Don Siegel

C’est vous, le prochain !

Par Claire Valade

À l’université, un brillant professeur américain qui enseignait à Concordia durant mes études, Scott Eastham, avait donné un cours sur le cinéma de science-fiction. Un seul cours. C’est bien dommage que l’expérience n’ait pas été répétée parce que le cours, comme le sujet, était absolument passionnant. Dans son cours, Scott Eastham avait parlé particulièrement de la science-fiction comme étant le genre cinématographique qui offrait la réflexion par excellence sur l’état d’esprit de l’Amérique et de son évolution — réflexion tant intellectuelle (réfléchir) que métaphorique (refléter). Bien sûr, on pourrait croire que la science-fiction est un genre cinématographique typiquement américain, alors que ce sont les Français — ou plus spécifiquement un Français, Georges Méliès, avec son Voyage dans la lune (1902) inspiré des deux pionniers de la science-fiction littéraire, Jules Verne et H.G. Wells — qui ont en fait véritablement inventé le genre au cinéma. Mais il faut dire que les Américains se sont tellement bien approprié celui-ci depuis Méliès qu’on pourrait le croire aussi intrinsèquement lié à l’essence de l’Amérique filmique que le western, quintessence des genres américains s’il en est un.

Autrement dit, comme l’expliquait mon excellent professeur, le cinéma américain de science-fiction bat au pouls de l’Amérique et change avec elle. De l’Amérique post-révolution industrielle, en proie à la folle ébullition des inventeurs de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, on a hérité des savants fous tirés des classiques de la littérature hybride science-fiction/horreur avec le Frankenstein de l’écurie Edison (1910) et le Dr. Jekyll and Mr. Hyde de Herbert Brenon et Carl Laemmle (1913). De l’Amérique triomphante et conquérante des années 1920, forte de ses victoires sur les champs de bataille d’Europe, et de l’Amérique déprimée des années 30, cherchant à fuir en se divertissant la réalité de la Grande Dépression post-1929, la science-fiction s’est acoquinée au film d’aventure en ouvrant de nouveaux horizons avec, d’une part, de grandes épopées comme The Lost World (1925), King Kong (1933) ou Lost Horizon (1937) et, d’autre part, le succès des serials, ces films à petits budgets produits en série qui ouvraient plutôt une porte vers un futur excitant et idéalisé, avec les exploits entre autres de Flash Gordon et autres Buck Rogers. Puis la Seconde Guerre mondiale est arrivée, avec ses bombes atomiques, ses nazis et ses Japs, suivie par l’avènement de la Guerre froide avec ses méchants communistes. Le cinéma de science-fiction américain des années 1940 et 1950 a bien sûr emboîté le pas à nouveau, produisant une pléthore de films de créatures monstrueusement transformées par l’atome, des fourmis géantes de Them! (1954) à l’homme-mouche de The Fly (1958), mais aussi ses premiers films de visiteurs extraterrestres, à commencer par The Day The Earth Stood Still (1951), dont le puissant visiteur met l’humanité en garde contre sa folie atomique, même s’il s’avère finalement conciliant et bienveillant. Ce Klaatu sera bien un des seuls à l’être, d’ailleurs, la plupart des autres « premiers contacts » si populaires auprès des spectateurs américains penchant plutôt du côté de l’invasion venue d’un autre monde que de la rencontre amicale — The Thing From Another World (1951), Earth vs the Flying Saucers (1956), même The Blob (1958).

Dans les années 1950, l’Amérique, il s’avère, a donc de plus en plus peur. Peur de revivre une Grande Dépression. Peur d’une technologie de plus en plus redoutable. Peur de perdre le contrôle, le pouvoir (réel ou imaginaire) exercé sur soi, mais aussi sur son environnement et sur les autres. Peur de l’Autre, surtout ! Et avec cette peur qui se répand comme traînée de poudre dans la société américaine, peur qui s’installe et qui s’instille, insidieusement, dans les esprits, viennent une foule d’autres sous-produits : méfiance, conspiration, sentiment de menace, délire de persécution, paranoïa. Et nous voici au cœur du sujet. La paranoïa est le fruit de ces peurs devenues maladives, résultant selon certains en une « blessure narcissique », c’est-à-dire une « prise de conscience brutale que [l’]image [que l’on se fait de soi] est en fait un leurre, voire une vision fausse de la réalité » [1] — autrement dit, une atteinte à son moi profond, de façon à altérer drastiquement non seulement sa vision de soi-même, mais aussi forcément sa vision du monde.Les mécanismes de la paranoïa sont ainsi alimentés et propulsés particulièrement par la peur de voir son moi se transformer et son influence sur le monde extérieur s’effriter. La notion de pouvoir est extrêmement présente dans la paranoïa, le paranoïaque préférant souvent se complaire dans une vision idéalisée confortable de lui-même et du monde qui l’entoure, voire dans les mensonges qu’il se raconte. Le monde porte atteinte à son ego. De là, les dérapages sont inévitables. Le doute s’installe, les comportements sont interprétés de façon négative, les soupçons grandissent, la conviction qu’on cherche à vous manipuler et à vous casser devient insoutenable [2].

Dans les années 50, l’Amérique, secouée dans son confort et dans son ego (et quel ego a-t-elle !) par Pearl Harbor, la bombe, l’allié devenu ennemi (l’URSS communiste), est donc de plus en plus apte à se laisser aller aux divagations paranoïaques. En cela, l’Amérique parano est un fruit bien mûr que son cinéma se donne à cœur joie de cueillir en lui offrant son premier film de science-fiction du genre avec Invasion of the Body Snatchers (1956). Tiré d’un roman de Jack Finney, qui avait professé à l’époque n’avoir jamais rien voulu faire d’autre que d’écrire un bon thriller [3], le film de Don Siegel s’inscrit parfaitement dans l’esprit de son époque, avec cette méfiance de l’autre de plus en plus exacerbée entre autres par la montée du maccarthysme — the Red Scare ! — et sa chasse aux sorcières communistes. Considéré par les uns comme un avertissement anticommuniste (métaphore sur la peur de la perte d’autonomie perçue des régimes soviétiques), vu par d’autres au contraire comme une mise en garde contre les dangers du maccarthysme (allégorie sur le totalitarisme tyrannique pouvant en émerger), il est indéniable que le film de Siegel trempe allègrement dans toutes les peurs de son époque, peu importe l’interprétation qu’on puisse en faire. La transformation des humains en pod people, en hommes-plantes sans sentiments et sans émotions, trahit une crainte d’une humanité dont l’individualité, la personnalité a été évacuée, où tout le monde est identique — « A world where everyone is the same », prononce dramatiquement un personnage, ce qui peut être perçu paradoxalement tant comme une vision du communisme par l’Amérique que comme une vision de l’Amérique banlieusarde et bien uniforme d’Eisenhower. Ces paradoxes cohabitent remarquablement bien dans le film grâce au traitement que lui donne son réalisateur qui privilégie le suspense sur le discours politique, tout en restant visiblement fort conscient de ce sous-texte qu’il sait ne pouvoir ignorer.

Campé dans une jolie petite ville californienne sans histoire (la fictionnelle Santa Mira remplaçant la bien réelle Mill Valley), ensoleillée, remplie de familles nucléaires heureuses, avec son bon docteur qui connaît tout le monde — et tout le monde qui connaît tout le monde, en fait —, le film montre rapidement les fissures dans le vernis de cet univers trop beau pour être vrai. Outre le fait que la scène d’ouverture plaquée (exigée par les studios, en fait) ne laisse augurer rien de bon, avec un Kevin McCarthy (sans lien avec le terrible Sénateur du même nom !) échevelé et terrorisé racontant son histoire à un psychologue et un policier incrédules, les éléments discordants au sein de cette si jolie ville sautent rapidement aux yeux. D’abord, notre bon docteur, Bennell, et son ancienne flamme, Becky, sont tous deux divorcés (offense mineure, peut-être, mais néanmoins révélatrice à l’époque d’un début d’effondrement des valeurs familiales traditionnelles à l’américaine). Mais c’est avec l’apparent délire collectif de plusieurs de ses citoyens, convaincus que des gens de leur entourage ont été remplacés par des doubles, que ces fissures s’élargissent vraiment. Le doute s’installe sous le soleil, d’ailleurs bientôt remplacé par la nuit, moment idéal pour obscurcir un récit, jeter l’incertitude sur ce qu’on voit, ce qu’on peut croire. Siegel utilise brillamment les tropes du film noir — action nocturne, dans l’ombre, au secret dans le bar de Belicec, descente dans les bas-fonds mal éclairés des caves et sous-sol où sont terrés les fameuses cosses, ces pods venus de l’espace qui produisent diligemment leur pod people, leurs répliques inhumaines — pour augmenter la tension et insuffler la peur chez le spectateur à l’image de celle qui croit chez ses personnages. Si le film a mal vieilli par certains aspects (son montage inégal, sa musique surdramatisée, son désir de surexpliquer ce qui se passe, le jeu des acteurs démesuré par moment ou encore insuffisamment nuancé dans le manque d’émotion des pods people), ses effets spéciaux ont conservé un charme suranné et une efficacité certaine. L’apparition des copies dans ces cosses géantes, couvertes d’écume et de filaments végétaux, demeure parfaitement déstabilisante à ce jour. D’ailleurs, les futures incarnations des fœtus en incubation dans les trois autres films suivants s’inspireront de l’image créée par Siegel, reprenant des caractéristiques similaires à leur tour.

Pourtant, en fin de compte, il faut également réaliser à quel point l’invasion est lente, comparativement aux autres versions de la même histoire (particulièrement la plus récente, The Invasion). Bien sûr, c’est la forme de transmission qui ralentit la chose… Le côté pratique d’une invasion qui doit se propager par la culture de plantes productrices de copies semble fort peu réaliste sur le plan de l’efficacité, tant il y a d’embûches possibles à un tel modèle de conquête. Repris tant dans le film de Philip Kaufman que celui d’Abel Ferrara, cet aspect y est exploré de façon relativement plus plausible pour diverses raisons. La cadence posée du film Kaufman et ses personnages de scientifiques (particulièrement celui d’Elizabeth, qui connaît bien la botanique) permet d’explorer la pertinence d’une invasion qui pourrait naître de spores ayant voyagé dans l’espace (après tout, des spores voyageant au gré des courants cosmiques sont autrement plus vraisemblables que des armées de vaisseaux spatiaux et d’êtres compliqués). Quant au film de Ferrara, en campant l’action dans une base militaire réglée au quart de tour, il permet de circonscrire la probabilité de propagation d’une telle invasion puisque l’endroit est replié sur lui-même, autonome, et ses résidents y sont contraints d’adhérer à des règles très strictes qui pourraient, réalistement, favoriser la transmission de ces plantes mangeuses d’hommes. Il reste que la probabilité d’une invasion exigeant la dissémination de plantes incubatrices de copies demeure néanmoins suspecte sur le plan de la commodité… Pourtant, si l’on souscrit à la prémisse — et Siegel s’assure adroitement qu’on le fasse par sa maîtrise du langage du suspense cinématographique décrit plus haut —, le réalisme de cette invasion des voleurs de corps importe peu finalement. Ce qui rend plus comestible, malgré tout, la fin optimiste plaquée : retour à la scène d’ouverture, avec Bennell réussissant enfin à convaincre les autorités de son histoire incroyable, lesquelles se dépêchent d’alerter les hauts lieux pour combattre le fléau [4].

Si le roman de Finney, lui, présentait une fin carrément heureuse, les envahisseurs décidant d’eux-mêmes de quitter la planète, jugeant les humains finalement trop compliqués à conquérir, les trois versions suivantes de l’œuvre sont moins optimistes ou, à tout le moins, beaucoup plus sibyllines. Invasion of the Body Snatchers de Philip Kaufman (1978), probablement le meilleur des quatre films, se termine sur un Bennell (Donald Sutherland) converti, hurlant cet effroyable cri strident des pod people en pointant dramatiquement une pauvre Nancy Belicec (Veronica Cartwright) restée humaine et, glacée d’horreur, réalisant qu’elle est maintenant seule de sa gang dans un monde rempli de plantes ambulantes… L’image des plus creepy est d’autant plus mémorable qu’elle est relativement inattendue, les scènes précédentes ayant laissé croire que Bennell allait réussir à s’en sortir et avait maintenant infiltré les envahisseurs, impassible, pour mieux les éradiquer. Sur ce point, Kaufman est un maître de la manipulation de l’auditoire et son film se déploie avec une cadence posée qui permet à toute l’horreur de s’insinuer sournoisement chez les personnages comme chez les spectateurs. En effet, Kaufman joue un double jeu fort intelligent et redoutablement efficace : d’un côté, il remet constamment en question cette horreur et, par conséquent, la crédibilité de cette invasion par l’emploi de personnages rationnels, réputés intelligents — des scientifiques, même ! —, à commencer par les personnages principaux eux-mêmes ; de l’autre, il s’emploie aussi à constamment revérifier, revalider la véracité de ce qui se trame par l’introduction de nouveaux événements concluants (la découverte du corps en gestation au sauna, celle du double d'Elizabeth [Brooke Adams] dans sa chambre, le comportement de plus en plus suspect et dénué d’émotion de leur entourage).

Cet état de déstabilisation incessante sert aussi à alimenter et à augmenter le sentiment de terreur qui imprègne le film, et par extension, le sentiment de paranoïa qui en découle. Qui dit la vérité ? Les personnages en viennent à douter même de ce qu’ils ont vu. Sont-ils fous ? Elizabeth est la première à prononcer le mot « conspiration ». Nous sommes bien dans l’Amérique post-Nixon, post-Watergate, où l’on ne peut plus faire confiance à personne, surtout pas à ses dirigeants. Le mot « conspiration » est passé dans le vocabulaire courant. Et la forme de paranoïa qui propulse le film de Kaufman n’est plus celle de la peur du communisme ou du maccarthysme, mais bien d’abord le fruit de la culture hippie des années 60 qui s’est transformée si rapidement en culture yuppie [5]. « Les gens changent parce que les valeurs ont changé. L’affaiblissement de la famille traditionnelle, des valeurs traditionnelles, est le grand responsable des perceptions d’un changement chez l’autre, » déclare savamment le prétentieux Kibner (Leonard Nimoy), psychiatre trop sûr de sa connaissance toute puissante et déjà mûr sans le réaliser pour absorption dans un monde uniformisé et conformiste.

La paranoïa qui sous-tend la version d’Abel Ferrara, Body Snatchers (1993), est beaucoup moins évidente à cerner. Probablement le moins réussi du groupe (surtout par le choix des acteurs, son style très ancré dans les années 1990 et son montage, qui ont très mal vieilli), le film déplace l’action de la Californie au sud des États-Unis, en Alabama, et qui plus est, sur une base militaire. Ferrara déplace aussi le point de vue du récit vers une famille reconstruite et plus spécialement sur l’adolescente de cette famille, Marti (Gabrielle Anwar), plutôt que sur des personnages adultes presque tous sans liens familiaux, comme ç’avait été le cas dans les deux versions précédentes. On peut considérer dès lors que, s’il s’apparente toujours à la peur de la conformité (le thème sous-jacent de tous les films), le type de paranoïa pourrait surtout s’apparenter à une peur de la conformité et de l’uniformité extrême telle qu’exprimée par la vie militaire, qui réprime, c’est bien connu, toute forme d’originalité et de marginalité (pour l’originalité du message, elle, on repassera…) Par le point de vue de Marti, on pourrait aussi dire qu’il s’agit de peurs typiquement adolescentes : celle de l’autorité, d’autant plus exacerbée par le contexte militaire du film, et celle, liée, toute simple, à l’idée de devenir adulte.

Mais, malgré tous ses défauts (principalement son manque de cohérence dramatique et, en terme savant, son incapacité à faire prendre la mayonnaise entre toutes les avenues et théories lancées), le film présente aussi certains aspects intéressants sur la prémisse originale de l’invasion-extraterrestre-par-remplacement-des-êtres. En introduisant un aspect carrément érotisé, ou à tout le moins sexualisé, à la création déjà éminemment organique des copies, Ferrara ouvre aussi d’autres portes sur les craintes animant les Américains dans les années 1990 — celle du SIDA en tête. Les copies émergent formées, nues, de leur cosse, soulignant le contraste contradictoire entre la beauté charnelle de leur corps et la froideur de leur comportement. Marti, elle, doit carrément se battre contre elle-même — et dans un bain, qui plus est, sorte d’utérus hors corps rempli d’une eau qu’on pourrait dire amniotique. L’aspect le plus réussi du film est d’ailleurs sa plongée dans tout le côté organique de l’invasion, rehaussé par la localisation du récit dans les marécages glauques du Sud-Est américain, que Ferrara exploite avec beaucoup de succès : la brume, les plantes en décomposition, la mousse, l’eau bourbeuse, l’environnement fangeux, les pods récoltés dans la boue, créant une atmosphère plus proche de l’horreur cronenberguienne que du pur film de science-fiction. La fin est aussi très ambiguë : bien qu’elle parvienne à s’échapper de la base militaire avec un ami, Marti y a perdu toute sa famille et, lorsque l’hélicoptère où elle prend place se pose dans une autre base, l’inconnu l’y attend. Des camions sont partis de la base alabamienne ; bien que Marti et son ami aient réussi à en détruire plusieurs, certains camions auraient-ils réussi à atteindre leur destination, comme cette nouvelle base militaire ? Impossible d’en juger à voir le soldat qui accueille Marti, inexpressif derrière ses lunettes fumées qui cachent ses yeux.

L’ambiguïté et le pessimisme de la fin des films de Kaufman et de Ferrara sont exprimés de façon beaucoup plus subtile — et beaucoup plus perverse — dans le dernier en date des films inspirés du roman de Finney, The Invasion de l’Allemand Oliver Hirschbiegel (2007). Examinons celui-ci dans les grandes lignes pour commencer. Considéré par la vaste majorité de la critique comme le pire des quatre films sur le sujet, The Invasion m’apparaît tout de même comporter certaines qualités et offrir certains aspects qui le sortent au contraire d’une véritable médiocrité. L’un de ces aspects est le retour à divers points forts des versions précédentes et leur amalgame réussi : les personnages principaux sont de nouveau des médecins et des scientifiques (comme dans les films de Siegel et de Kaufman), lesquels apportent crédibilité à l’abracadabrant ; une famille éclatée est au centre de l’action (comme dans le film de Ferrara), rehaussant les enjeux dramatiques du récit ; l’action revient dans la population civile (comme dans les films de Siegel et de Kaufman), un centre urbain même (comme le San Francisco de Kaufman), plus propice à une interprétation plus originale du sujet qu’une base militaire ; surtout, en quatre films, l’action est passée de la Californie au Sud-Est américain à la côte Est des États-Unis, passant ainsi géographiquement ET psychologiquement de l’Amérique dite plus fleur bleue, décontractée, à l’Amérique dite plus rationnelle, intellectuelle. Un autre des aspects intéressants du film de Hirschbiegel est le déplacement du moteur narratif vers un personnage féminin très fort, le Dr Carol Bennell, à la fois mère (agissant selon son instinct et ses pulsions maternels, soit la protection absolue de son fils) et psychiatre (agissant en fonction de raisonnements et de déductions rationnelles, cérébrales). Hirschbiegel, le réalisateur de Das Experiment et Downfall, deux œuvres comportant déjà leur lot de terreur manipulatrice, déplace aussi l’action dans un monde déjà relativement déshumanisé qu’il peint dans des tons délavés (bleus, verts, jaunes, gris), tant dans la lumière que dans les décors et les costumes. C’est un monde pessimiste que Carol doit défendre personnellement avant même de réaliser que l’invasion l’a personnellement atteinte. Chez les Belicec (devenus maintenant de riches ressortissants tchèques), Carol répond qu’elle garde espoir au diplomate russe, désillusionné sur le destin de la race humaine, destructrice et vindicative. Pourquoi ? Parce que les humains évoluent, même si c’est lentement : à preuve, au cours des 500 dernières années, les femmes se sont affirmées et ont pris leur place, changeant inexorablement le cours de l’histoire humaine pour le mieux.

Mais bien sûr, les deux aspects les plus marquants du film de Hirschbiegel sont son changement de stratégie d’invasion et sa fin particulièrement équivoque. En effet, en suivant l’exemple des plus récents films de zombies (28 Days Later, World War Z), Hirschbiegel mute enfin les envahisseurs végétaux en virus de l’espace ramenés sur Terre par une navette écrasée, transformant ainsi complètement la plausibilité de la prémisse, l’augmentant par mille. Ce faisant, il puise aussi dans l’une des paranoïas les plus généralisées de notre monde moderne, aux prises avec un risque constant des pires pandémies. C’est aussi une paranoïa qui s’applique particulièrement à l’Amérique, déchirée entre la peur des épidémies dévastatrices et la peur des vaccins pourtant salvateurs, terrifiée qu’on lui ait menti tant sur la présence de terribles virus sur son propre territoire que sur l’efficacité de la science à la sauver de ces microbes qui la menacent. Cette paranoïa est emblématique de toutes les autres qui animent aujourd’hui l’Amérique disloquée de Trump, une Amérique qui ne sait plus où donner de la tête, embourbée dans les fausses nouvelles et devenue incapable de distinguer la vérité du mensonge, dont les figures d’autorité mentent en toute impunité. En cela, le film de Hirschbiegel s’est avéré relativement prophétique… Le Tucker de The Invasion, directeur du réputé Centre for Disease Control, s’évertue à propager l’ennemi microbien secrètement (puis plus si secrètement…) dans la population, alors qu’il devrait plutôt la protéger du virus extraterrestre, lui faisant croire le pire mensonge d’en tous : la vie sera meilleure ainsi. (Sounds familiar, comme dirait l’autre… ?)

Quant à la fin, elle semble de prime abord heureuse, un vaccin ayant été miraculeusement distillé par des scientifiques et distribué dans la population qui retrouve lentement, mais sûrement, son humanité. Mais le fil de nouvelles qui traverse en filigrane tout le film, en arrière-plan sonore, passant de l’annonce d’affrontement à celle de réconciliation et d’armistice à celle de la reprise d’hostilités, laisse plutôt planer sur la conclusion un vent de pessimisme que vient renforcer les propos du diplomate russe qui résonnent à nouveau en voix off sur les dernières images du film : la nature humaine est fondamentalement violente et agressive ; ses plus grands facteurs de motivation sont la haine, la peur, la confusion, l’angoisse ; espérer une paix durable est espérer un monde qui n’aurait plus rien d’humain. La fin est-elle, donc, si heureuse qu’on puisse le croire ? N’aurait-il pas été, tout bien réfléchi, plus souhaitable pour le sort de la planète et des êtres qui y vivent, que l’invasion réussisse ? Finalement, est-ce que les humains ne seraient pas, eux aussi, un virus destructeur ? Et un monde littéralement déshumanisé ne serait-il pas, somme toute, plus… humain ? Parlez-moi d’une paranoïa extrême !

Le désespoir sous-jacent à ce message n’est pas très loin de la surface [6]. Pourquoi, alors, s’entêter et s’accrocher aussi désespérément à ces choses en nous qui menacent pourtant de nous détruire ? Ah ! ça, toutes les séries de Star Trek l’ont compris depuis longtemps : essayer d’enlever aux êtres humains leur libre-arbitre, leur individualité, leurs émotions, leur instinct, et vous aurez une révolution sur les bras. Autant ces caractéristiques peuvent être dévastatrices entre de mauvaises mains, autant ce sont aussi les plus grandes forces des êtres humains et la source de leur débrouillardise et de leur ingéniosité. À la haine, la peur, la confusion et l’angoisse, l’humanité peut aussi opposer l’amour, le courage, l’harmonie et la sérénité. L’humanité vaut la peine d’être sauvée. C’est l’idée que tous les films et émissions de science-fiction américains des 50 dernières années (ou presque…) s’efforcent de défendre et de démontrer avec plus ou moins de subtilité, de The Day the Earth Stood Still à Arrival en passant par Star Wars, The Matrix, Avatar et Children of Men — quand ils ne s’efforcent pas au contraire de démonter et de discréditer cette idée, dans les cas les plus pessimistes, comme Twelve Monkeys ou les plus récentes incarnations de Planet of the Apes.

Et qu’en est-il d’aujourd’hui ? Une nouvelle version d’Invasion of the Body Snatchers est-elle toujours envisageable dans le cinéma américain, alors que nous vivons dans un monde de plus en plus fou, en proie à l’avidité dévorante des grandes multinationales ? Sans aucun doute. Scindée en deux groupes qui s’affrontent actuellement en un combat à mort — d’un côté les humanistes et les altruistes ; de l’autre, les révisionnistes et les individualistes —, l’Amérique contemporaine baigne dans une paranoïa tellement banalisée au quotidien qu’une vaste partie de sa population est désormais incapable de distinguer la vérité et la réalité de l’assourdissant bruit de fond de l’extrême droite américaine. L’Amérique est une nation plus paranoïaque que jamais parce que plus égocentrique, plus patriotique à outrance, plus fermée sur elle-même que jamais, obsédée à définir et à redéfinir le rêve américain et les valeurs qui s’y rattachent, dévorée par la peur de perdre sa grandeur et, par là, son identité. En fin de compte, malgré la forme de paranoïa sur laquelle ils s’appuient, c’est bien cette peur du conformisme et de la perte d’identité qui est au cœur des quatre films tirés du roman de Finney. Et peut-être que le nouveau Body Snatchers est déjà parmi nous, s’alimentant cette fois-ci d’un autre genre de sommeil, celui de l’apathie et de la confiance aveugle, du désintéressement et de l’ignorance, se propageant sous une forme neuve, réinventée à nouveau, passée du virus physiologique au virus informatique, menaçant de nous remplacer cybernétiquement, d’effacer nos vies virtuelles au profit de qui ? D’envahisseurs finalement bien humains ? Mr. Robot aurait peut-être réponse à nos questions sur le sujet…

 

 


[3] Le producteur Walter Mirisch, dans son autobiographie I Thought We Were Making Movies, Not History, parle d’Invasion of the Body Snatchers comme l’exemple d’une œuvre à laquelle on a prêté des intentions qui n’avaient jamais été présentes au départ, bien que Don Siegel, son réalisateur, en ait eu une interprétation plus nuancée.

[4] Oublions que Bennell y parvienne en fait par un coup de chance extraordinaire : une victime d’accident de voiture arrive à l’hôpital où il se trouve ; on a dû le dégager d’un amoncellement de cosses géantes…

[5] A.A. Dowd, va aussi plus loin dans AV Club : « […] Philip Kaufman’s Invasion takes on the Me Generation — the way hippies transformed into yuppies, basically overnight. Of course, to attribute just one agenda to the film is to deny the whole spectrum of anxieties it probes; Kaufman taps into fears of biological contamination, government surveillance, urban alienation, and waking up one day to discover that the people you know and love are not who you thought they were. More so than The Conversation or All The President’s Men or any of those Watergate-era milestones, this is the great paranoid thriller of the 1970s. »

[6] Curieusement, cette conclusion n’est pas non plus très loin du constat écologique du pasteur Toller dans First Reformed de Paul Schrader (2017) et son jugement très judéochrétiennement symbolique sur l’état de la planète (Noé, le déluge et tout ça pour régler le problème), pourtant à des lustres de la science-fiction de The Invasion

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Critique publiée le 23 janvier 2019.