WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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En guerre (2018)
Stéphane Brizé

Larmes à gauche

Par Jean-Marc Limoges

« Le rapport entre la scène et le public s’établissant sur la base de l’identification, le spectateur pouvait seulement voir ce que voyait le héros auquel il s’identifiait. […] Il faut débarrasser la salle et la scène de toute magie et n’y susciter aucun champ hypnotique. […] On ne chercha plus ni à "chauffer" le public par le déchaînement de tempéraments dramatiques, ni à l’"envoûter" par un jeu tout en nerfs tendus ; bref, on n’entreprit plus de le mettre en transes ou de lui donner l’illusion d’assister à un processus naturel, qui n’aurait pas été répété. Pour neutraliser la tendance du public à se jeter dans une illusion de ce genre, on verra qu’il est nécessaire d’avoir recours à des moyens artistiques déterminés. […] Distancier un processus ou un caractère, c’est d’abord, simplement, enlever à ce processus ou à ce caractère tout ce qu’il a d’évident, de connu, de patent, et faire naître à son endroit étonnement et curiosité. »

— Bertold Brecth, Écrits sur le théâtre

 

Il est assez étonnant et curieux, justement, qu’un réalisateur qui prend la peine de citer Brecht en exergue — l’impayable pourfendeur de l’illusion théâtrale et de l’identification aux personnages, le grand dramaturge de la distanciation, de l’observation, du recul et du sens critique — nous offre un film qui se rangerait plutôt du côté des œuvres de participation. Le découpage est bien connu : les œuvres de distanciation, en lui rappelant sans cesse qu’il est devant une œuvre et en l’empêchant de croire en la fiction sur laquelle elle prétend ouvrir, priverait le spectateur de quelques plaisirs faciles et le sommeraient ainsi de réfléchir, les œuvres de participation, quant à elles, l’exciteraient plutôt, après l’avoir invité à s’identifier à un semblable qui aura tout fait à sa place dans le rassurant monde de la fiction, à se repaître de chimères pour mieux s’engourdir ensuite dans un profond sommeil. Aussi sursaute-t-on derechef quand on constate que le film porte, justement, sur l’éveil, la réflexion, la prise de conscience d’une cohorte d’ouvriers qui demandent aux patrons de respecter leur parole et de ne pas fermer l’usine où ils s’esquintent. Devant ce film « de participation » mettant en scène des travailleurs qui s’éveillent, les spectateurs, eux, s’endorment. Mais d’abord, qu’eût été un film « de distanciation », un film qui aurait pu, non pas engluer son spectateur dans la diégèse, mais au contraire — en lui rappelant sans cesse sa situation, sa situation de spectateur — l’enjoindre à réfléchir ? Un film de distanciation se serait ingénié à pratiquer, autant au niveau de son « histoire » (ce qu’il raconte) qu’au niveau de son « discours » (ce grâce à quoi il le raconte), diverses ruptures envers la sacro-sainte « transparence » et l’impénitente « narrativité ».

Un film de distanciation eût d’abord pratiqué la « délinéarisation » (multiplier les faux raccords ou les jump cuts, passer d’un type de reproduction à un autre : passer d’une reproduction en couleur à une reproduction en noir et blanc, d’une image photographiquement reproduite à une image dessinée, etc.), l’« hétérogénéisation » (salir la pellicule de quelques scratches, inscrire, dans un type de reproduction donné, un autre type de reproduction : insérer une image en noir et blanc ou de l’animation dans une image en couleur photographiquement reproduite), la « désynchronisation » (faire en sorte que l’image et le son soient décalés l’un par rapport à l’autre, que le mouvement des lèvres n’épouse pas totalement les paroles que prononcent les personnages, que la musique servent plutôt de déstabilisant contrepoint à l’image, etc.) ou la « densification » (flouter l’image, étouffer le son, etc.) de son signifiant, tout autant de procédés qui auraient permis d’afficher — plutôt que d’effacer — la matérialité du discours cinématographique, de salir un peu cette « fenêtre ouverte sur le monde », afin de rompre la « magie », l’« hypnose », l’« envoûtement », la « transe », l’« illusion » dans laquelle les œuvres cherchent normalement à emmailloter le spectateur, de l’empêcher d’« embarquer » dans l’histoire, de nuire volontairement à son identification aux personnages, et ce, pour mieux l’enjoindre à se poser des questions. Ces quelques procédés auraient sans doute permis de déceler, de la part du réalisateur, le désir de proposer, plutôt qu’une œuvre « transparente » (et donc participative), une œuvre « opacifiante » (et donc distanciative).

Or, que Brizé ait voulu que sa fenêtre fût impeccablement propre (de façon à ne pas trop empêcher son spectateur de voir clairement le monde sur lequel elle ouvrait) est une chose. Mais qu’il ait voulu que ce monde sur lequel elle ouvrait reposât, pour sa part, sur une mécanique narrative parfaitement huilée et des ressorts dramatiques tristement éculés, voilà qui soulève une autre série de questions. Car le film, pour être distanciatif, c’est-à-dire pour empêcher son spectateur (à qui l’on vient de faire oublier qu’il est au cinéma) de croire à l’histoire qu’il raconte, de lui rappeler que cette histoire est, justement, racontée, fictive, inventée, pour le décourager de sympathiser avec les personnages qu’il étale, de rire quand ils rient, de pleurer quand ils pleurent, aurait aussi pu mettre à mal les présupposés sur lesquels repose toute histoire, bref, nous offrir un film dysnarratif : refuser de partir d’une situation initiale claire, ne pas y jeter de péripétie, faire en sorte que « rien » n’arrive, omettre sciemment toute sanction (positive ou négative), ne proposer aucun rétablissement de l’ordre, éviter de nous montrer des personnages entreprendre une quête et connaître quelques transformations… et, ultimement, nous montrer des acteurs fuyant le jeu « naturaliste » grâce auquel ils nous offrent des « déchaînements de tempéraments dramatiques » pour mieux souligner la facticité de leur jeu d’acteurs. En opérant sciemment quelques ruptures dans la mécanique narrative (et dans le jeu dramatique), le réalisateur nous aurait sans doute permis de croire, là encore, qu’il était derrière les propos de l’auteur qu’il citait pourtant.

Non, en étant transparent plutôt qu’opacifiant, en étant narratif plutôt que dysnarratif, En guerre, s’avère pleinement un film de participation plutôt que distanciation. Et cette participation écœure. Pourquoi ? Parce qu’elle nous permet de croire que le film qui la pratique va à l’encontre des idées qu’il prétend défendre. Ouvrant sa fenêtre sur un monde « en guerre », il décourage ses spectateurs — potentiellement victimes de semblables injustices — de prendre éventuellement les armes. On s’escrime — en lui permettant de vivre par procuration le destin de ses personnages — à lui faire vivre cette fameuse catharsis aristotélicienne, à « purifier ses (mauvaises) passions », à le soulager, avant même de l’entreprendre, de l’éventuel combat qu’il pourrait mener, bref, à le chloroformer. La preuve ? Alors que le film semble nous faire croire qu’il s’apitoie sur le sort de 1100 travailleurs maintenant sans emploi (on le répète à l’envi, on en fait même le slogan que l’on scande), il n’aura de cesse de focaliser (et dans tous les sens du terme) sur sa star, Vincent Lindon (richissime acteur condescendant à jouer les pauvres – peut-on parler d’appropriation culturelle ?). C’est le seul personnage sur les 1100 qui jouira d’une vie privée dont on s’émotionnera (c’est d’ailleurs tout ce à quoi sert le bébé), c’est le seul personnage dont, dans les manifestations, on pourra sans cesse clairement voir le viril visage, c’est aussi lui que la caméra filmera le plus souvent quand il prendra la parole et c’est aussi sur lui qu’elle restera quand il se la fera enlever pour bien faire comprendre que c’est sa seule réaction à lui, au fond, qui compte.

Au reste, ce Vincent Lindon, ici petit père des pauvres aux allures de messie des temps modernes, soignant maladivement son profil, travaillant sans relâche à demeurer pareil à lui-même (on n’aura qu’à superposer l’affiche de Rodin à l’affiche de En guerre pour s’en assurer) ne convainc pas. Pire, il exaspère. S’époumonant à en mettre une tonne pour bien montrer qu’il ne ressemble en rien à la populace qui le jouxte (de réels ouvriers, pour faire « plus vrai »… comme dans les annonces de Wal-Mart d’ailleurs), déchaînant impétueusement son « tempérament dramatique », nous offrant un « jeu tout en nerfs tendus », il gueulera son texte (parce que gueuler, ça « fait vrai » aussi), toute jugulaire dehors, en reprenant systématiquement deux, trois, voire quatre fois chacun de ses débuts de phrases qu’il essaiera, en vain, de nous donner l’impression d’improviser afin de faire, là encore, « plus vrai ». Tout est bel et bien mis en œuvre pour « "chauffer" le public [et] lui donner l’illusion d’assister à un processus naturel qui n’aurait pas été répété ». Dans cet assourdissant brouhaha évoluera une cohue dans laquelle se débattra une caméra à l’épaule filmant de longs plans-séquences (elle aussi lancée dans l’arène pour faire « plus vrai ») au long desquels de vagues visages pensifs et muets, qu’elle captera presque malgré elle, sauront nous offrir de trop fugaces moments de vérité. Voyez Vincent vindicatif, le front plissé. Entendez-le exiger, la gorge enrouée. C’est lassant, à la longue. Et l’on atteindra enfin le bonheur quand, à quatre moments du film, de salutaires fondus au noir le feront taire.

[Spoiler] La finale, lors de laquelle notre Lantier de fortune, complètement désemparé, devant admettre l’échec de sa quête, s’immole devant la maison du grand patron pendant que les ouailles rentrent sagement au bercail, finit de nous atterrer. Tout ça pour ça !? Comme me le disait un ami, en songeant à la finale de Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau (Mathieu Denis et Simon Lavoie, 2016) : « Il est étonnant de constater qu’on a maintenant juste assez d’imagination pour se brûler soi-même, mais plus assez pour brûler les crottés ! » La leçon est claire. Ne tentez pas ça à la maison. Encore moins au travail. Aimez votre boss, mangez-lui dans la main, léchez-lui le cul, rangez vos allumettes et votre bidon d’essence, et tout devrait bien aller. Lindon a brûlé pour nous. La magie a opéré. Le spectateur, « chauffé », maintenant hypnotisé par les flammes, pourra pleurer sur sa star déchue, réduite en cendre. Une œuvre de distanciation ? Une œuvre de réflexion ? Une œuvre de gauche ? Ils n’y verront que du feu. Et les larmes auront tôt fait d’éteindre le brasier.   

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Critique publiée le 12 décembre 2018.