WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Shutter Island (2010)
Martin Scorsese

Le vétéran

Par Mathieu Li-Goyette

Cela fait maintenant 45 ans que Martin Scorsese cadre des plans et dirige des acteurs. Outre le parcours de vieux routier qu’il affiche au terme de plus de 26 longs-métrages, il ne semble ni ralentir ni se détacher des récits classiques qui ont chéri son goût premier du cinéma. Saisir Scorsese, son cinéma, c’est saisir le propre du cinéma hollywoodien, celui dont il demeure encore aujourd’hui le plus digne descendant des aïeux Hawks, Hitchcock, Ford et comparse (son Oscar pour The Departed aura à ce sujet fermé bien des indignations cinéphiles et confirmé un certain passage « chez l’ennemi » pour la critique intellectuelle). En ce sens, le Cecil B. DeMile Award qui lui a été donné à la dernière cérémonie des Golden Globes fait foi d’un achèvement tout particulier pour le réalisateur devenu prestige de l’industrie. Lui qui s’inspirait d’abord des oeuvres de Fassbinder et de Rosselini lorsqu’il a réalisé ses chefs-d'oeuvre d’antan par manque de moyens financiers, a pourtant toujours aspiré à la grandeur des cinéastes qu’il cite aujourd’hui ; une ligne directrice que nombreux sont à oublier à chaque nouvel opus jugé trop commercial par l’arrière-garde.

Car en contrepartie, il faut être clair quant au fait que l'adaptation du roman Shutter Island de Dennis Lehane est l’un des grands films « hollywoodiens » des dernières années. Une oeuvre inébranlable, l'une des plus concises et qui viendra certainement faire la leçon aux autres tâcherons qui se sont récemment penchés sur le thriller psychologique. Derrière chacune des décisions se cache le talent d’un narrateur en plein contrôle de ses moyens en mesure de justifier chacun de ses adverbes, de ses points jusqu’à ses plus petits accents. Cette impression d’être manié à la guise par l'auteur, celle qui vient des premières trouvailles du cinéma d’Hitchcock, refait surface après quelques décennies d’absence en sol américain. Il y a là, en effet, certains plans qui n’ont pas été filmés depuis cinquante ans. De les retrouver, il me semble que le cinéma s’en porte mieux.

Fruit d’un labeur énergique, d’une collaboration parfaitement balancée entre Scorsese et son équipe technique rapprochée (Schoonmaker au montage, Richardson à la caméra), Shutter Island est de ces films qu’il a vus lors de sa jeunesse - nous y arriverons avec Lewton, laissons le suspense durer. Il a donc 12 ans lorsque les événements qui conduisent le Marshall Teddy Daniels (DiCaprio) sur l’île de Shutter s’enclenchent. En ce sens oeuvre d’enfance, le metteur en scène s’en donne à coeur joie et bâtit de virtuose façon un château de cartes qu’il anéantira par la suite. Murs barbelés, électrifiés, routes sinueuses dans des boisés trop clairsemés, la route qui mène vers l’asile d’Aschcliffe est celle vers la maison hantée, celle qui rappelle sans doute la route du Haunting de Robert Wise (1963) et prête au film plusieurs de ses dynamiques internes. Une fois à l’intérieur, Daniels et son collègue Chuck (Mark Ruffalo) rencontrent le directeur des bâtiments, l’inquiétant Dr. Crawley (Ben Kingsley). Un docteur allemand (Max von Sydow, ténébreux comme aurait pu l'être un Boris Karloff opportun repêché des voutes du cinéma fantastique) provoque chez Daniels une série de visions qui lui rappellent la libération du camp de concentration de Dachau. Souffrant des séquelles de l’après-guerre, tous les internés semblent y être attachés, traumatisés, hantés par ces souvenirs morbides, c’est là l’endroit où atterrissent les plus détraqués du Best Years of Our Lives de Wyler (1946), ceux qui intéressent le Scorsese rageur. Les gens chuchotent à propos de la bombe H, d’autres ne veulent plus retourner sur le continent en décrépitude. Ils sont bien dans l’asile, bien dans le monde que leur a créé le bienveillant Dr. Crawley. On cherche minutieusement les citations, mais c'est enfoui dans la grippe du réalisateur qu'on les retrouve dans l'imaginaire collectif du genre.

Plus sage, plus contenu dans les bornes de la justesse, Teddy est néanmoins à l’image du protagoniste scorsesien par excellence : un personnage troublé, prêt à exploser dû à un trop-plein de violence, prêt ensuite à imploser sous la lourdeur du passé qui le tourmente. Ne s’adonnant pourtant jamais aux crises névrosées qui font marque d’auteur dans son cinéma, Teddy est mené à bout de nez par une série de péripéties intrigantes qui ne pourront le conduire qu’à une conclusion tragique, le fatum inévitable du film noir. Suivant à la lettre les leçons du genre noir, celles encore plus particulières du Out of the Past de Jacques Tourneur (1947), son passé est celui qui fragmente ses rêves et les font se répercuter à travers toute l’enquête. Tourmenté par ses souvenirs, porté à dévier du droit chemin à cause d’une femme qu’il a trop aimé, Daniels nous est livré par un DiCaprio d’une incroyable finesse. Avec Ruffalo à ses côtés, Kingsley comme adversaire, la troupe est à mi-chemin du théâtrale, se frotte à chaque phrase à un point limite porteur d’une folie extrovertie.

D’un geste qui devient lancé de caméra, d’un simple travelling devenant superposition entre un visage et un carrelage floué, de la moindre attention aux couches successives qui entourent l’asile, Scorsese se jette d’un détail à l’autre. De cette attention renaît immédiatement dans l’esprit du spectateur un regard particulier envers ceux-ci, mais aussi un profond sentiment d’angoisse s’étalant d’un bout à l’autre de l’oeuvre. Comme si l’on devait, nous aussi, porter notre regard sur chaque angle et chaque avenue qu’emprunte l’agent Daniels. Se portant vers des choix esthétiques labyrinthiques, visuellement piranésiens où se confondent les innombrables escaliers d’acier rouillés, le bout du parcours ressemble, lui, vaguement, mais sûrement à la finale du Procès de Welles (1962) telle que superposée à l’oeuvre de Kafka à laquelle la question de l’absurde métamorphose du roman homonyme vient rejoindre plus d’un vertige psychologique vécu par le policier.

Cette terreur interne présente dans chaque recoin obscur du cadre nous arrive de chez le producteur de série B des années 40 Val Lewton (auquel Scorsese prêta sa voix en 2007 pour le documentaire Val Lewton : The Man in the Shadows) qui lança la carrière de réalisateur de Jacques Tourneur, Robert Wise et Mark Robson. Au-delà de ses référents hitchcockien, c’est bien à ce trio que Scorsese rend hommage. De la première scène de I Walked with a Zombie (1943) qui marque l’accostage de l’héroïne dans une île perdue des Caraïbes à la façon dont Robson gère l’espace filmique dans Isle of the Dead (1945) en passant par la gestion des « fantômes du passé » que faisait Wise dans Return of the Cat People (1944), l’approche lewtonienne du surnaturel et ses trouvailles scéniques se dissimulent dans tous les moments forts (et ils sont légions) de Shutter Island (travail du hors-champ, jeux d’ombres noires, longues marches où se cachent des possibilités d’attaques jamais exploitées; l’effet « bus » ou l'effet « tourneurien »). C’est aussi l’inévitable référence à Bedlam (1946) qui, sous la maîtrise de Robson, présentait avec un rare charme baroque la vie d’internés d’un asile anglais du 18e siècle régi par un docteur fou (Boris Karloff), à qui l’équivalent scorsesien emprunte la posture pointilleuse et le regard glacé. Aucun savant fou, aucun interné surhumain, la terreur est plutôt celle de la confusion de Teddy, de la nôtre par le fait même et du jeu de va-et-vient entre le monde rêvé et le monde réel. Entre le flashback, le rêve et le présent.

L’apport imposant de thèmes musicaux classiques aussi sophistiqués feront date assurément et se démarquent du reste de sa filmographie. Ayant quitté les bas-fonds chantés par le rock, Scorsese entre dans l'œil de la tempête, le « shutter » de Shutter Island étant aussi l'obturateur de la caméra, instrument sacré et suprême de son art. Un film pouvant exister sans cinéaste, un film pouvant intriguer sans scénario, l'auteur signe un exercice technique où l'obturateur de sa caméra capte la puissance du récit qu'il s'est décidé à filmé. L'obturateur d'une caméra, raison à ce 24 images par seconde du cinéma, est aussi celui berçant la salle dans l'obscurité la plus complète une fraction de seconde sur deux, faisant de la projection une alternance entre une image et un néant, une réalité perçue et une noirceur où, comme dans les recoins de la prison, l'imagination se contente de poursuivre le travail du film... Et de nous plonger dans une folie temporaire dont nous ne pouvons sortir.

Les images accumulées bouchent les espaces noirs de la pellicule tandis que les lieux noirs de l'œuvre sont ouverts à interprétation. L'œil fait bien les choses ou plutôt, ferions nous trop confiance à notre regard? Ferions-nous trop confiance au cinéma?

Destin personnel du créateur Scorsese, il est celui dont nous parlons sans cesse, celui aussi qui a crée l’asile. Son binôme Crawley a conçu un jeu de rôles sur lequel repose toute la clé du récit. Il enferme les fous pour qu’ils n’attaquent personne, mais aussi pour tenter de les guérir par la compassion, la patience et la générosité nécessaire pour les traiter de façon équitable. « Il faut simplement les écouter, les approcher d’égal à égal pour tenter de les comprendre, peut-être les guérir », répète Crawley. Vertu des vertus chez Scorsese, c’est ce même devoir qu’il se donne en tant que cinéaste des crises existentielles. Il a filmé son propre travail de directeur d’asile du cinéma, filmé sa profession de filmeur aliéné par ses propres rêves avoués ou non de cinéphile.

Ayant maintenu sa carrière avec la cohésion qui nous permet aujourd’hui de défendre ce qui n’est peut-être qu’un cinéma classique rejoué à l’heure du contemporain moderne, pourquoi alors courir à sa défense? Plus qu’auteur, il est celui qui nous rappelle la simplicité des histoires de cinéma, celui qui en filme les plus beaux moments bien qu’il espère encore nous guérir des méfaits de l’infantilisation du cinéma commercial, sorte de maladie culturelle dont le box-office confirme l'état de phase terminale pour une certaine idée du cinéma américain. Dernière phrase léguée comme épitaphe par Daniels : « Faut-il mourir maintenant en homme sain ou vivre longtemps dans l’aliénation? ». Pour Scorsese la question ne se pose pas, et c’est bien possible, pour nous aussi, qu’elle ne se posera plus lorsqu’il aura cessé de tourner.

9
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 22 février 2010.