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Livre d'image, Le (2018)
Jean-Luc Godard

La vie dans les mains, la mort dans les yeux

Par Mathieu Li-Goyette

C’est Konrad Fiedler, dans son livre Sur l’origine de l’activité artistique (1887), qui le premier a postulé que la main, en produisant un objet visible (comme un objet d’art), en se détachant ensuite de cet objet, produisait une innervation (une excitation nerveuse) de la vue ; le passage d’un œuvré à une œuvre, du quelconque à l’art à travers le rapport manuel. Cette thèse, fondamentale ensuite dans la pensée de Walter Benjamin, puis dans celle de Paul Klee qui dira que « l’art fait voir », consiste à dire que le geste, en transfigurant la matière en art, est ce qui nous permet de penser cette matière, de dire que cette matière n’est ni naturelle ni purement fonctionnelle, mais qu’elle contient dans sa forme présente le fruit d’un travail et que c’est ce travail qui prépare la transformation qualitative entre la main et la vue, le phénomène de pure réflexivité qu’il y a entre le monde que l’on voit et le monde qu’on lit, comprend, interprète, analyse.

Nous voilà arrivés à l’une des premières bribes du dernier film de Jean-Luc Godard, Le Livre d’image, quand, de sa voix gutturale et réconfortante, il nous dit que « la vraie condition de l’homme, c’est de penser avec ses mains ». Penser avec ses mains, au cinéma, qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que c’est dans un art du paraître et de l’être-là ? C’est d’abord penser avec ses mains lors du montage, monter ensemble des blocs de mouvement-durée, dirait Deleuze, monter ensemble des chiasmes historiques, sociaux, culturels ; les confronter, les frapper, leur chercher une solidarité possible sur l’enclume de la Steenbeck ou de Final Cut. Ainsi JLG propose un film de montage, composé d’extraits de ses films, des films des autres, des images d’archive, d’une image de Bécassine qui, le doigt en l’air, semble avoir beaucoup à nous dire sur le 20e siècle en tant que siècle filmé, grande œuvre collective dont ce film pourrait être l’épitaphe.

Godard s’intéresse à ce que le cinéma a retenu des guerres du siècle, à la mise en paysage du Moyen-Orient, au Secret et à la Loi qui ont transité par le cinéma et par le régime de représentation qu’il a imposé sur toutes les choses qu’il a filmées (qu’est-ce que le cinéma n’a pas déjà filmé ?). Le Livre d’image peut être vu comme l’ultime critique de Godard adressée au cinéma (c’est d’ailleurs un film de critique de cinéma – en espérant qu’il n’intéresse pas que les critiques de cinéma), à ce qu’il a causé et à ce qu’il ne peut pas faire, en ce sens que c’est un film sur les problèmes propres au cinéma.

En disant « Les histoires qu’on raconte vont moins vite que les actions ne s’accomplissent », Godard agrippe le cinéma par son esprit technocratique, sa volonté première d’être un perfectionnement de la photographie, de capter plus vite, de lutter contre la vitesse d’obturation et le temps d’exposition, les acculant à la vanité de cette quête de vitesse — malgré ses efforts, le cinéma ne rattrapera ni ne précédera jamais l’acte. Il faudra toujours un acte pour ensuite le filmer. En disant « Il y a un réel contraste entre la violence de l’acte de représenter et le calme intérieur de la représentation elle-même », Godard fouille le cœur du cinéma, sa bonne volonté de filmage autant que ses intérêts communicationnels. Il questionne la fabrication de ces « morts d’un grand privilège », celles des soldats, faite en parallèle de la construction des « victimes mortes en vain », vies toutes humaines qui, passées dans le régime de la représentation cinématographique, n’ont rien eu de plus à nous dire que la peau de chagrin d’une présence à l’écran, aussi belle puisse-t-elle être.

En faisant un livre pour le cinéma, Godard semble se demander, au fond, quelle est la part fautive du cinéma dans tout ça, dans cette esthétisation maladive qui asservit son régime de sujets, qui fait que plus « personne ne rêve d’être Faust, que tous rêvent d’être rois ». Inversement, il ne s’agit pas d’un « Livre de cinéma », parce qu’il ne s’intéresse pas aux auteurs du cinéma (le fait de connaître d’où vient tel ou tel extrait me semble d’un intérêt assez relatif), mais d’un Livre d’image, qui cherche à retrouver les « fleurs entre les rails », celles « dans le vent confus du voyage », à rendre hommage à ceux qui ont été écrasés par un Livre. C’est pourquoi il rapproche sans cesse son concept de livre d’image du livre de texte qui a fondé notre société (« les religions du livre ont forgé notre société »), cherchant là une forme de cassure, de changement de paradigme entre l’un et l’autre, comme pour dire aussi que le cinéma, puisqu’il est encore jeune, peut toujours faire œuvre, changer pour le mieux notre rapport aux choses, glisser, entre le processus de manipulation et celui de vision, quelque chose qui puisse rendre au réel une part au moins de tout ce que le cinéma lui a pris.

En attendant, Godard murmure qu’il sera « toujours du côté des bombes », parce qu’elles viennent d’un désir qui ne connaît pas d’image possible ; que « la langue ne sera jamais le langage », parce qu’il faudra bien continuer ce combat avec une langue, quelle qu’elle soit ; que « même si nos espérances ne se réalisaient pas, cela ne changerait rien à nos espérances », parce que Godard est vieux, qu’il a traversé un siècle en espérant et que ses espérances n’ont eu d’autre héritage que celui d’un phare lumineux, encore debout, capable d’éclairer notre présent à la lumière d’un passé qu’on ne peut plus qu’espérer réconcilier à notre avenir.

« Le peuple manque », disait Klee. Godard, aujourd’hui, se demande si le cinéma ne l’a pas tué dans sa ronde des plaisirs.

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Critique publiée le 7 octobre 2018.