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Matinee (1993)
Joe Dante

Quelques essais nucléaires

Par Caroline Louisseize
Sous forme d’hommage aux films de monstres, Matinee plonge dans l’enfance et la nostalgie, fort d’une vision pourtant bien réaliste et documentée d’une tranche de la politique étatsunienne peu évoquée au cinéma. Le film, campé dans les années 60, raconte l’histoire du jeune Gene, dont l’activité de prédilection consiste à traîner son petit frère « aux vues » pour l’épouvanter (et l’humilier comme tout bon grand frère), mais surtout, autant que possible, le distraire du conflit mondial qui ébranle leur petite cellule familiale modèle, établie sur la base militaire de Key West, en Floride. La vie des enfants sera bouleversée par deux événements, soit la visite d’un cinéaste vedette en tournée et la Crise des missiles, pour laquelle leur père est appelé. Matinee s’ouvre donc sur deux angles majeurs, qui, plus que des contextes, deviennent des thématiques importantes, à savoir d’une part le film d’horreur des années 60 (et l’exploration de l’expérience cinématographique s’y rattachant – par le biais d’un hommage à William Castle), et d’autre part la situation de crise politique et sociale bien particulière à la ville de Key West en 1962 ; le tout du point de vue des enfants, ce qui allège considérablement le scénario (de Charles S. Haas, aussi scénariste de Gremlins 2).

Sur un ton nostalgique, avec une photographie aux accents de magic hour toute la journée (parfait pour présenter Key West, parfait pour un success-story moussé, pour les sixties rutilantes, pour la matinée aussi bien que l’aube de la vie), Matinee adopte aussi la mise en abyme, un procédé narratif très en vogue dans les années 90, intégrant quelques films fictifs à l’histoire : The Shook-Up Shopping Cart (un film nunuche Disney-style, figurant Naomi Watts, dans un tout premier rôle, assaillie par un carrosse d’épicerie vivant) ou encore, beaucoup plus attendu par nos antagonistes, Mant!, un film de série B réalisé par Woolsey. Ces productions fictives font office de parodies des films de l’époque de la Guerre froide, notamment les innombrables histoires extrapolant des expériences foireuses en laboratoire (Tanrantula ou The Fly, entre autres exemples). Avec un scénario d’une telle finesse, d’une documentation et d’une imagination si étendue, malgré que Matinee ait reçu une bonne attention critique lors de sa sortie en 1993, il est dommage de constater qu’avec les années, il a tendance à être occulté de la filmographie du réalisateur au profit de son cinéma plus populaire. Or on retrouve dans cet univers la griffe particulière de Joe Dante, qu’on avait remarqué déjà pour ses films de genre à l’humour grinçant, au regard d’enfant (bien souvent), films qui auront insufflé à toute une génération un imaginaire teinté d’une américanité flamboyante et étrange, doublé d’un regard critique sur la société qui les voyait grandir, à force d’autodérision.

Les stéréotypes de la société étatsunienne suivaient donc Dante depuis plusieurs films ; on l’avait vu joyeusement tordre et déconstruire la folie xénophobe de la classe moyenne et son confort, les calques misérables d’une société engrossée aux publicités, aux rôles sexistes, aux femmes au foyer, aux mères castratrices, aux propriétaires de gazon fraîchement coupé, aux patriotes délirants. Cette fois les stéréotypes de la société américaine prennent leur rôle au cinéma. Dans le cinéma. Avec, au premier plan, le réalisateur de films de monstres, Lawrence Woolsey (John Goodman), qui est inspiré de William Castle, scénariste et réalisateur extrêmement prolifique (à la limite homme d’affaires) ayant notamment travaillé aux côtés de Lugosi, Welles et Polanski, et reconnu des studios pour son habileté à faire des miracles d’imagination avec rien. Castle était surtout connu (mais malheureusement trop oublié) pour ses gimmicks : les sièges qui tremblent, les squelettes qui flottent au-dessus des spectateurs, les « infirmières » qui attendent à la sortie de la salle, ainsi que plusieurs autres artifices (dont fait état entre autres le documentaire de Jeffrey Schwartz, Spine Tingler! The William Castle Story) qui visaient, au cinéma, à enrober le cinéma, en même temps qu’à en exacerber l’expérience.

C’est donc en son honneur que Goodman devient Woolsey et prend la carrure du film. Et il a les reins pour le tenir : Woolsey en devient le centre, l’événement. Les enfants attendent avec hâte et excitation que sa tournée passe par Key West, et qu’il fasse donc apparaître le cinéma en personne. Cet événement propose aussi toute une réflexion entre ce qui apparaît plausible et ce qui demeure du domaine de l’invention — artistique, technique et scientifique — par rapport à la quotidienneté : le cinéma devient une réalité qui crève l’écran, une réflexion sur la peur qui se demande quelle part de réel ou de social habite la peur (qu’est-ce qui est partagé socialement, dans la peur) — ce qui compose, entre l’intime, le familial, l’enfantin ou le personnel, une frousse vécue dans un siège de cinéma. Le cinéma se veut donc un lieu protégé (mais avec certaines limites, puisqu’il s’autodétruira par lui-même, au final, bouffé par la fragilité sur laquelle repose son métissage du réel), comme en témoigne le bunker aménagé dans les fondations de l’établissement par le gérant de la salle lui-même. C’est donc dans le lieu privilégié du cinéma que le créateur de la menace fictive pourra librement apparaître (dans la seconde partie de Matinee) pour présenter son film. Le personnage vaguement crapuleux de Goodman, qui se donne jusqu’un profil hitchcockien (on sent son plaisir de jouer, une certaine jubilation), filmé la plupart du temps en contre-plongée (yeux d’enfants obligent), donne toute l’autorité qui est nécessaire à un homme d’affaires visionnaire de sa trempe pour impressionner les enfants en leur inventant des monstres plus grands que nature.

L’enfance de Matinee est particulièrement importante du fait qu’elle représente très probablement l’éveil cinéphilique du cinéaste. Un tel type d’œuvre revendique clairement une appartenance, une filiation artistique (qu’on retrouvait par ailleurs dans tout son cinéma). C’est une prise de position esthétique. Cette enfance, accolée à la figure du monstre, est plutôt récurrente dans la filmographie de Dante, de façon à procurer une dimension particulière, une candeur, une légèreté, une fraîcheur (voire un humour) en même temps qu’une propension authentique à dévoiler l’abject, avec un cœur d’enfant, enfant qui, dans son rapport aux monstres, dévoile l’humour acerbe de l’artiste adulte réfléchissant sur sa société (par opposition à la notion de famille, tel qu’usée par Spielberg, par exemple). C’est ainsi que, chez Dante, et particulièrement dans Matinee, la différence entre la perception des uns et des autres (puisqu’indépendants de la cellule familiale) se croise au sein même du film (ce qui est su ou jugé de la part des uns ne l’est pas de tous) : par exemple, la scène de la fausse alerte (alerte qui est « fausse » même si ce n’est pas de la fiction), et la réprimande pour avoir désobéi au protocole de sécurité qui va valoir à Sandra d’être l’élue du cœur de Gene, grâce à sa révolte et son jugement critique.

Il a été répété à l’envi que l’esthétique du monster movie révélait une xénophobie profonde de la société (de Guerre froide). Le fait de situer son hommage en plein cœur, au point culminant de cette guerre démontre bien à quel point Joe Dante ne prend pas le sujet de la politique avec des pincettes. C’est d’ailleurs un thème qui plane sur tous ses films de façon plus ou moins subtile, mais qui est ici abordé de front. Dante dresse avec Matinee un microportrait historique et politique des États-Unis de la Guerre froide sans détour. Si les contextes historiques au cinéma populaire étatsunien servent généralement à glorifier des conflits dont l’histoire a assez de recul pour régler le sort et déterminer les gagnants (idéalement : les États-Unis), il existait très peu de films (encore moins de films américains, encore moins, oserai-je écrire, des « films pour enfants ») en 1993, qui avaient mis en scène cette reconstitution historique de la Crise de la Baie des Cochons. Cette prise de position à la limite de la satire est d’autant plus audacieuse que nous n’avons pas affaire à un film historique pour autant, ni à un film politique, ni un film qui se veut intellectuel de quelque façon que ce soit.

Non car malgré un postulat de départ qui semble ambitieux sur papier, le film demeure honnête et personnel, avec des éléments esthétiques et de mise en scène conspirant à une cohérence désarmante, révélant les articulations d’un langage juste et assez bien maîtrisé pour que les éléments de l’irrationnel et du rationnel cohabitent dans un équilibre étonnant, stimulant l’imaginaire, s’adressant à l’enfance du spectateur, à la part prise entre la fiction et la réalité, cette faille universelle qui forge l’imaginaire et la mythologie personnelle d’un artiste.
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Critique publiée le 11 juillet 2018.