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Certains de mes amis (2017)
Catherine Martin

L'anti-vanité

Par Olivier Thibodeau
Certains de mes amis m’ont fait parvenir un extrait de l’émission française On n’est pas couché cette semaine, où la chroniqueuse et écrivaine Christine Angot discute de la vie d’artiste. « Pour tous les artistes », déclare-t-elle de façon catégorique, « être artiste, c’est toujours un plan B », c’est toujours « le résultat d’un échec », échec à devenir avocat, instituteur, médecin ou chef d’entreprise, bref à faire « ce qu’on pensait faire quand on était petit ». À entendre ces propos, on serait tenté d’adresser les reproches d’usage à Mme Angot et lui suggérer le contraire, mais cela tiendrait de la querelle de clocher. Proposons-lui plutôt le visionnage du magnifique documentaire choral de Catherine Martin, qui langoureusement prouve le contraire. Être artiste, c’est une vocation, c’est la passion d’une vie, consignée dans des millions de négatifs, de toiles, de pages, mais aussi dans les copeaux de bois, les pinceaux et les bandelettes de papier mâché qui jonchent les ateliers que sonde amoureusement la caméra. Être artiste, c’est célébrer le geste non mécanisé, c’est privilégier l’organique à l’asepsie, comme le fait, et le font, Certains de mes amis, dont la structure épisodique révèle en fait un échantillonnage kaléidoscopique de personnalités et de pratiques.
 
La structure du film est archisimple, si simple en fait, qu’elle peut a priori sembler rébarbative : il s’agit d’une série de sept portraits, simplement aboutés, tous chapeautés d’un intertitre correspondant au prénom du sujet, puis d’un plan fixe de celui-ci dans son lieu de travail. Heureusement, même ces silencieux tableaux liminaux contribuent à l’individuation des intervenants puisqu’ils permettent déjà de les inscrire dans un environnement qui leur est propre, revêtant dans leur langueur un caractère indubitablement hypnotique. Vitrines du somptueux travail photographique à venir, ils invitent l’œil du spectateur à scruter les visages et les lieux, bref à anticiper le travail de Martin, qui butine tout aussi amoureusement les uns que les autres.
 
Contrairement à de nombreux documentaristes, la réalisatrice ne subordonne pas ici les espaces et les objets aux visages, utilisant ceux-ci comme points d’ancrage et non comme éléments de décor. Elle cadre ainsi ses amis avec la même attention que leur environnement, établissant un rapport complexe de réciprocité entre l’identité des individus et celle de leur chez-soi. Le spectacle d’outils chaotiquement dispersés, d’étagères saturées, de poèmes, de dessins, de photographies ou d’illustrations accrochés aux murs, mais aussi le commentaire des intervenants à propos de ces objets, bref toute la mise en scène se trouve ici au service d’un enracinement mémoriel des sujets dans les lieux. À l’instar de Ginette, son amie réalisatrice, Martin s’amuse également avec le hors-champ, tronquant les têtes et sacrifiant les corps au profit des objets et des lieux dans lesquels ils finissent par se dédoubler. Ce faisant, elle parvient non seulement à combattre l’asepsie rampante qui menace aujourd’hui toute forme d’anthropocentrisme domicilier, mais aussi à problématiser l’art classique de la vanité. En effet, bien que l’écoulement inexorable du temps constitue l’un des thèmes sous-jacents de l’œuvre, ce n’est pourtant pas la futilité, mais bien l’importance de la vie terrestre qu’elle démontre ici via la célébration de la création artistique. Car dans l’art se trouve toujours une part de soi qui résiste à la mort. Les plans statiques de masques, de toiles et de photos fonctionnent ainsi comme des anti-vanités. Ne constituant pas des possessions, mais des créations, ces objets symbolisent en effet la persistance plutôt que l’évanescence, évoquant le triomphe sans cesse réitéré de l’art vivant sur la nature morte.
 
Par-delà l’image, c’est le son qui concrétise ici le caractère expressif de l’œuvre, évoquant toute la sensualité du geste artistique via son bruit exacerbé. L’application des couleurs sur l’assiette du peintre, le grattement du bois par le ciseau du luthier ou l’immersion des bandelettes de plâtre de la marionnettiste revêtent ainsi une dimension organique étrangère au processus de création industrielle. C’en est de même pour l’intentionnalité élusive des artistes au travail, celle de François lorsqu’il élabore son tableau ou de Matthew lorsqu’il confectionne son cornet, lesquelles contribuent également à la célébration de l’action non mécanisée, de l’action créatrice, libre des diktats de la production sérielle, libre, surtout, de l’hégémonie des machines. Le contraste sonore, et gestuel, est si éloquent qu’on me pardonnera sans doute une opposition entre la scène de lutherie du présent film et les scènes de machines à filer dans On est au coton (1970), symboles respectifs de l’humanisation et de la déshumanisation de l’artisanat. Ici, lorsque la machine est présente, elle est toujours subordonnée à l’activité humaine. Notons à ce titre le caractère emblématique de l’un des plans finaux, où le statisme endémique d’un vieux couple en bateau à moteur s’oppose au dynamisme d’Hugo en kayak, qui malgré son bras handicapé, refuse de se laisser porter par un système mécanisant. L’autre instance d’intrusion machinique au sein de l’œuvre se produit durant le portrait de Gabor, le photographe. La présence physique du sujet est alors subordonnée à celle de ses appareils, mais pas sa présence psychique. En plus d’être systématiquement fétichisé, chacun de ses outils de travail est en effet intégré au discours mémoriel et méthodologique de l’homme, de sorte que l’un et l’autre deviennent interdépendants. L’artiste n’est plus esclave de la machine, pas plus que celle-ci n’est esclave de l’artiste : c’est un rapport symbiotique qui s’établit entre les deux, rapport qui, en imprégnant la machine du vécu humain, solidifie encore davantage le leitmotiv de l’anti-vanité.
 
Chef-d’œuvre de perspicacité et d’humanisme, Certains de mes amis n’est pas seulement un documentaire exemplaire, mais une opportune réflexion sur l’expression individuelle à l’heure de la mondialisation. Célébrant simultanément le geste créatif, l’unicité de l’œuvre d’art et l’anthropocentrisme domiciliaire, il s’agit d’un incontournable manifeste contre la commodification généralisée de l’existence. La commodification des êtres, des objets, de l’art et des lieux, Martin s’y oppose farouchement, mais doucement à la fois, via l’individuation de chacun d’entre eux, via l’évocation des interstices de l’asepsie bourgeoise et la célébration de la volonté humaine. Il s’oppose aussi à la commodification du documentaire lui-même en refusant le formatage télévisuel et son penchant technocratique. Le lien direct entre auteur et sujet se trouve ainsi renoué, étoffé encore davantage par le rapport diégétique presque inédit aux objets, garant d’un humanisme d’autant plus foisonnant qu’il suinte de partout.
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Critique publiée le 7 mars 2018.