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Manic (2017)
Kalina Bertin

La quête du père (la vraie)

Par Olivier Thibodeau
Deleuze et Guattari disaient de la littérature mineure qu’elle permettait à tout récit intime de devenir communautaire, pour peu qu’il contribue à construire un peuple manquant. Or, cette assertion constitue la clef de lecture idéale pour l’incontournable documentaire de Kalina Bertin, dont la quête personnelle d’un père bipolaire et le repli concomitant sur l’univers familial permettent, pour une rare fois, d’inscrire le questionnement identitaire québécois dans une logique postmoderne, loin des mythes fondateurs totalisants défendus par les partisans d’un souverainisme ethnolinguistique. En tant qu’exercice psychanalytique visant à retrouver la trace d’un parent disparu, on pourrait assimiler Manic au Carré 35 (2017) d’Éric Caravaca, mais ce serait sans compter sur le refus de la réalisatrice d’invoquer tout mouvement majeur (le nazisme, par exemple, ou le colonialisme de Caravaca, le sectarisme à la Manson peut-être ou le sectarisme raélien) afin de situer le sien. Via le récit mineur d’un soi unique, mais insaisissable, elle refuse donc le pouvoir homogénéisant des mythes et accouche de l’antidote parfait au folklorisme abrutissant d’Hochelaga, terre des âmes (2017).
 
Dès la séquence d’ouverture, montage onirique de films de famille multi-générationnels, il semble que la notion d’identité soit élusive. Le souvenir du passé, même documenté, reste flou et discontinu, si bien que tout le travail de recherche de soi reste à faire. C’est le point de départ de la réalisatrice, dont on aperçoit bientôt la réflection dans un miroir, soit l’image spéculaire correspondant au « moi » idéal de la théorie lacanienne, idéal de plénitude d’autant plus inatteignable que le « moi » réel de Bertin est éminemment fragmenté. Née d’une mère francophone et d’un père anglophone, polygame et manipulateur, elle a été élevée dans les Caraïbes, au coeur d’un Éden intemporel, avant de s’établir à Montréal avec sa mère et les membres adultes de sa fratrie (dont Felicia et François-Xavier Sean, tous deux atteints du trouble bipolaire qui affectait leur père). Quant au patriarche lui-même, il est depuis longtemps disparu, mort en Thaïlande sous les balles d’une amante éplorée qui peine aujourd’hui à se rappeler des circonstances. En effet, ce n’est qu’à travers des documents partiels (films et entrevues) que la réalisatrice parvient finalement à rapiécer le récit de son père, et ainsi construire le sien.
 
La généalogie archivistique de Bertin débute avec des images d’elle toute jeune, flânant avec ses frères et soeurs sur les plages et les terrasses caribéennes de sa petite enfance. On y entend son père l’interpeller à plusieurs reprises: « Kalina », répète-il sans cesse pour attirer son attention, et, accessoirement, pour cimenter de façon althussérienne son identification nominale. Malheureusement, bien qu’elle soit « Kalina », que sa soeur soit « Felicia » et que son frère soit « Sean », leur géniteur n’est pas vraiment « George », puisqu’il est aussi « Daniel », « Douglas », « Sean » et « Keoki », tel qu’on l’apprendra plus tard de la bouche de ses disciples. En d’autres mots, ce n’est pas une source identitaire fixe, mais métamorphique, dont le legs primordial est une incertitude totale. En cela, il représente parfaitement l’élusif « père » québécois, que l’on cherche à tâtons, et dont les traces éparses font foi d’un « soi » tout aussi épars. Ici, l’origine diverses des documents d’archives (films de famille, reportages télévisés, photographies), ainsi que les bribes d’informations pourvues par une panoplie de témoins éclectiques (ex-disciples, anciennes amantes, enfants issus de d’autres mariages, serveurs thaïlandais) contribuent à créer un portrait désespérément fragmentaire de l’homme. À la fin, bien qu’on réalise que celui-ci n’était pas la personne que Kalina croyait être, on ne sait toujours pas quelle personne il était réellement.
 
Ce qui reste du père, outre les traces confondantes de son passage terrestre, ce sont les tares héréditaires et les « fantômes » qui affectent Sean et Felicia, dont Kalina capture librement l’intimité, croquant sur le vif plusieurs épisodes maniaques, révélateurs de l’héritage génétique paternel. Les rires et les pleurs s’entrecroisent, les couteaux volent, les passions s’enflamment, les doigts pianotent furieusement, et malgré tout, les deux sujets refusent a priori tout étiquetage psychiatrique. « You wanna label it? », demande Sean à sa soeur, insatisfait de devoir porter un chapeau, tandis que Felicia déclare carrément ne pas croire aux étiquettes. Malgré la persistence de certains traits ancestraux, ceux-ci ne peuvent certes pas nous définir entièrement; il ne peuvent surtout pas nous catégoriser. Le soi n’est pas uniquement l’effet d’une cause historique, ce n’est pas un produit du passé, mais un constant devenir. Et c’est précisément là que se révèle le génie de la réalisatrice, dont le travail biographique n’est pas uniquement rétrospectif, mais prospectif, constituant une tentative de ressouder le noyau familial via l’effort thérapeutique concerté que constitue le tournage du film. En effet, bien qu'elle trace d’éclairants parallèles généalogiques entre les membres de sa famille, assimilant astucieusement la démarche artistique de sa tante Patricia et celle de sa soeur Felicia, mais aussi le mysticisme de cette dernière et celui de son père, c’est dans le présent que des liens se tissent entre les différents intervenants, particulièrement entre Kalina, Sean et Felicia, que le travail commun de rapiéçage mémoriel parvient à réunir. Ce n’est donc pas pour rien que le film se termine sur le rassemblement des trois individus lors d’une soirée en ville. Ce n’est pas pour rien que Felicia reconnaît finalement sa condition bipolaire, non pas comme une fatalité, mais comme la pierre d’assise d’une identité à construire. C’est que Bertin travaille ici vraiment pour la suite du monde, posant, comme Brault et Perrault avant elle, un regard curieux sur le passé pour mieux construire l’avenir.
 
Le parallèle entre Manic et Pour la suite du monde (1963) est particulièrement éclairant puisqu’il permet d’inscrire le merveilleux film de Bertin au sein d’une longue tradition documentaire nationale, et surtout, d’en assimiler le sujet principal, George Patrick Dubie, à l’objet essentiel de la quête identitaire québécoise, soit le père élusif à l’essence diffuse. Au même titre que Brault et Perrault, qui multipliaient à l’époque les mythes fondateurs (Jacques Cartier et pèche aux harts), situant finalement le microcosme coudrilois aux confins de la tradition française et autochtone, Bertin interroge également un point d’origine bipolaire et insaisissable, extrayant de cette bipolarité les germes d’une identité nouvelle et créatrice. Elle réussit donc à son tour le pari audacieux relevé par les deux Onéfiens, soit celui de créer une temporalité proprement extra-linéaire, une temporalité bergsonienne où passé, présent et avenir cohabitent, faisant du soi non pas le produit direct de l’histoire, mais la potentialité d’un futur inédit.
 
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Critique publiée le 14 février 2018.