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Vénérable W., Le (2017)
Barbet Schroeder

Hitler et les moines

Par Olivier Thibodeau
C’est un constat alarmant, mais intemporel que nous livre ici Barbet Schroeder, qui personnifie presque toutes les dérives de la religion en la personne du moine génocidaire Ashin Wirathu, leader successif du mouvement 969 et de Ma Ba Tha, dédiés à l’éradication des musulmans de Birmanie. Fréquemment comparé à Hitler, surnommé « le visage de la terreur bouddhiste » par le magazine Time en 2013, c’est exactement comme tel qu’il est représenté dans Le Vénérable W., qui constitue d’ailleurs le dernier chapitre de la « Trilogie du Mal » amorcée par le réalisateur avec Général Idi Amin Dada: Autoportrait en 1974 et Terror’s Advocate en 2007. Or, bien qu’elle trahisse une posture dénonciatrice somme toute légitime, la diffamation outrancière du sujet ainsi que le ton pamphlétaire et souvent complaisant de l’oeuvre desservent son propos. En effet, les fioritures dramatiques plaquées aux percutantes images ici réunies semblent toujours superflues, surtout qu’elles contredisent la thèse bouddhiste lourdement appuyée par l’auteur voulant que seul l’amour puisse éradiquer la haine.
 
Incursion innocente au pays des pagodes dorées: c’est de cette façon bénigne que démarre le film, au fil d’un court travelling de type carte postale. Mais derrière la sérénité du décor se cache une monstruosité absolue, celle de Wirathu, qui apparaît bientôt à l’écran pour prêcher au spectateur. Première d’une longue série de têtes parlantes anonymes, identifiées uniquement en fin de parcours, celle du moine nous révèle heureusement son identité par la nature de ses propos. Très calmement, d’un ton doux et didactique, il nous explique les moeurs du poisson-chat africain. Il décrit leur promiscuité, leur violence et leur tempérament destructeur surtout, avant de déclarer qu’ils sont « tout comme les Musulmans ». Or, il s’agit là d’une introduction fort astucieuse au personnage et au film, puisqu’en plus de cerner sa méthodologie personnelle de vulgarisation populaire, cette métaphore simpliste évoque aussi le processus d’abjection de la foi que Schroeder s’acharne à démontrer.
 
Ce sont le rituel et l’icône qui intéressent ici le réalisateur, mais surtout leur instrumentalisation au profit d’une mouvance génocidaire mue par la discipline perverse du corps des fidèles. Ainsi, la nature mécanique du travail des moines est explorée d’emblée par la caméra, qui s’attarde à leurs gestes quotidiens (quête de nourriture, bain, récitation de mantras, etc…), évoquant ainsi l’image usuelle que nous avons du Bouddhisme. Malheureusement, le corps mécanisé est facilement détourné, pour peu qu’une doctrine suffisamment réitérée puisse en faire tourner les engrenages dans le sens contraire. C’est du moins ce que tendent à prouver les scènes dantesques de prédication, où la caméra capte des centaines de fidèles répétant servilement les mantras xénophobes de Wirathu, les scènes de manifestations publiques, ponctuées par l’hymne raciste de Ma Ba Tha, et surtout, la scène du massacre de Meiktila, où l’on voit un homme battu à mort par la main d’un moine. Le bras de celui-ci se tend, puis il s’abat, il se tend, puis il s’abat: c’est l’impasse funeste du geste ritualisé, tel que motivé par le dogme zombifiant de l’ultra-nationalisme. 
 
La perversion des icônes joue également un rôle important dans l’incitation des corps au génocide. C’est donc la statue d’un Bouddha enrubanné de dragons féroces que Schroeder élit de filmer, symbole d’une institution religieuse prête à violemment défendre la nation. Mais c’est surtout la guerre d’images menée par Wirathu qui fait foi de cette perversion, tel qu’en témoigne la séquence où l’on voit un très jeune moine mirant un babillard où sont placardés les photos sordides d’atrocités soi-disant commises par des Musulmans. Les têtes tranchées et les chrétiens martyrisés côtoient ainsi les djihadistes au combat dans un dévoilement de haine qui devient maelström pour le regard candide du garçon. « Il faut apprendre très jeune qui est l’ennemi », déclare Wirathu un peu plus tard dans le film, « voilà pourquoi j’aime enseigner aux enfants ». Or, si pour lui l’enseignement de la haine s’effectue entre autres via la démonisation des traits ethniques « essentialistes » d’autrui (la promiscuité sexuelle par exemple, et le mercantilisme, caractéristiques qu’on prêtaient ailleurs aux Juifs pour justifier leur extermination), il se fait surtout grâce au spectacle de sa haine pour la nation et la culture. En somme, le pari que fait ce « vénérable » moine est que la haine puisse justifier la haine, contrevenant ainsi à la doctrine bouddhiste selon laquelle la haine est uniquement vincible par l’amour. 
 
La contradiction inhérente que constitue l’exercice de la violence au nom de la religion est partout flagrante. Des Croisades aux Djihads, le massacre rituel des infidèles va toujours à l’encontre du droit sacré à la vie défendu par ses artisans. Cette contradiction est astucieusement exemplifiée ici par des séquences d’archives montrant les hymnes publiques à la gloire de la dignité humaine qu’entonnaient les moines lors de la Révolution safran. Tout le reste de la mise en scène est à l’avenant, particulièrement les entrevues réalisées avec les opposants à Wirathu. Pourquoi alors Schroeder use-t-il de plans dramatiques en plongée ou au ralenti? Pourquoi sature-t-il sa bande sonore de musique glauque, assimilant ainsi le personnage titulaire à un Darth Vader ou un Hannibal Lecter? Pourquoi fait-il sans cesse intervenir la « petite voix bouddhiste » de Maria de Medeiros, sorte d’homélie angélique servant à ressasser les vrais préceptes bouddhistes et ainsi souligner la nature contradictoire de ses actions? Pourquoi fait-il déborder cette voix off jusque dans le cadre, où ses paroles-clés y apparaissent sporadiquement, comme pour guider notre lecture? Est-ce par manque de confiance en la lisibilité des images seules? Non. Il semble plutôt que ce soit par simple désir d’ostentation du « Mal », celui-là même qui constitue l’objet d’étude véritable du film, et dont le recours, en tant que leitmotiv, accuse la grossièreté de son propos, ainsi que son caractère contradictoire. En effet, la caractérisation diffamatoire de Wirathu fait ainsi écho à sa propre diffamation des Musulmans, si bien que le film finit par s’auto-saboter dans l’acte lourdaud, et futile, de la condamnation formelle. Et par sacrifier le pouvoir d’évocation des images sur l’autel d’un prêchi anti-prêcha. 
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Critique publiée le 26 janvier 2018.