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Dunkirk (2017)
Christopher Nolan

Les mensonges nécessaires du sceptique

Par Sylvain Lavallée
Il n’y a, je crois, rien à dire sur Dunkirk. À tout le moins, ce film ne me dit rien, ce qui m’embête un peu car de toute évidence Dunkirk dit bien des choses à bien du monde (dans la mesure où j’assume qu’on n’encense pas un film que l’on perçoit vide). Je pourrais toujours me taire et écouter les autres parler, peut-être qu’ils finiront par me convaincre, mais il me semble y avoir quelque intérêt dans la manière que Dunkirk ne me dit rien, dans la manière que ce film parvient à ne rien me montrer alors même qu’il s’efforce à exprimer quelque chose, ce qui m’incite à prendre la parole pour tenter d’éclaircir ce drôle de sentiment – un peu comme si j’avais devant moi l’illusion de ce que nous nommons en général « un film » (en film de surcroît !), agencé par une entité étrangère, invisible et informe, usant d’un langage que je reconnais sans pouvoir le partager.
 
J’exagère, dira-t-on, mais qui puis-je, répliquerai-je, mon travail consiste à mettre en mots mon expérience et je n’en trouve pas de meilleurs pour traduire ma parfaite apathie face à ce non-film. Bien sûr, je sais très bien qu’un individu quelconque a confectionné Dunkirk (un terme généreux, ce « confectionné » ; un meilleur serait « produit »), et même sans l’aide du générique j’aurais pu l’identifier tant je suis familier avec son cinéma, ce qui suffirait peut-être à l’adouber comme « auteur » (vous comprenez que je suis réticent à cette suggestion). De plus, mon impression de film vide est plutôt difficile à soutenir devant une structure narrative qui nous suggère d’emblée une interprétation évidente : Christopher Nolan (le non-auteur en question) n’a-t-il pas entrecroisé trois trames narratives pour faire ressortir ce qui tient de l’effort collaboratif pour mener une guerre, les heureux hasards et les coïncidences qui déterminent son issue autant que la bravoure, la détermination, mais aussi la peur et la couardise des individus impliqués ?
 
Voilà qui a toutes les allures d’une belle intention, alors pourquoi je m’en tiens à mon impression initiale ? Il faudrait examiner de plus près nos trois trames : un carton au début du film nous indique que les événements sur la plage de Dunkirk, au nord de la France, durent une semaine (des soldats anglais attendent des bateaux pour évacuer le théâtre de la guerre), ceux sur la mer une journée (une flotte de bateaux citoyens volontaires viennent leur offrir ce secours), et ceux dans les airs une heure (des avions les protègent). Ils sont bien importants, ces cartons, car sans eux il serait impossible de faire sens avec la temporalité du film : nous avons une indication assez claire du temps passé dans les airs grâce à la jauge du niveau d’essence autour de laquelle le film construit une partie de son suspense, mais comment la mise en scène traduit-elle le temps passé en mer (par les images seules nous pourrions aussi bien croire qu’il s’agit d’une heure) ou encore, c’est le moins évident, la semaine sur la plage ? Peut-être n’est-ce pas important, mais comment différencier l’expérience des soldats sur la plage des marins venus les secourir ou des pilotes venant les protéger ? J’imagine que pour les soldats sur la plage, encerclés par l’ennemi, une semaine pour attendre les bateaux salutaires, c’est long longtemps — mais voilà, je dois l’imaginer, parce que Nolan n’a pas cru bon le mettre en scène. Il montre bien l’isolement de ces soldats (il excelle pour mettre en scène l’isolement, nous y reviendrons), par ces dépliants propagandistes leur pleuvant sur la tête au premier plan, ou par ce bombardement sur la plage, les explosions se rapprochant peu à peu d’un personnage couché au sol en avant-plan, et Nolan y reviendra encore et encore à ce sentiment de confinement, entre autres dans deux scènes assez répétitives de soldats prisonniers de bateaux qui leur promettaient une issue – bref, l’impasse de ces soldats sur la plage est bien présente dans la mise en scène, mais pas du tout leur attente, c’est-à-dire pas du tout le passage du temps... Ce qui est plutôt étonnant pour un film aussi fasciné par le temps, un film tant fasciné par ce temps qui passe qu’il est rythmé par le tic-tac incessant (et franchement insupportable) d’un compte à rebours intégré à même ce qui tient de trame musicale (d’ailleurs la seule chose de ce film qui m’a suscité une émotion, malheureusement une profonde irritation), la musique d’Hans Zimmer rappelant que le temps se referme sur les soldats autant que l’espace, que leur temps est compté.
 
Nous pourrions donc dire que le montage en parallèle permet de montrer ce qu’il y a de commun à nos trois trames, l’angoisse devant le temps qui passe, mais pas ce qu’il y a de spécifique à chacune d’elle : attendre sur une plage des secours qui n’arrivent pas, sentir l’ennemi se rapprocher autour de soi, l’impuissance de soldats qui ne peuvent rien faire d’autre qu’attendre, ce n’est pas la même chose, en fait c’est carrément l’opposé, que tenter de calculer l’essence qu’il reste dans son avion lorsque la jauge est brisée, donc l’anxiété de savoir si l’on pourra mener son action à temps, en sachant qu’il sera toujours possible de revenir en arrière si l’on préfère. Voilà qui explique en partie pourquoi Dunkirk m’apparaît comme un non-film, parce qu’il ramène tout au Même, parce qu’il se trouve incapable de distinguer entre diverses variétés d’expériences humaines, parce que la diversité apparente s’efface devant un Temps suprême qui nivelle le terrain en ramenant tout à ce sentiment d’angoisse qui nous prend lorsque nous nous rappelons que notre vie n’est rien de plus qu’un compte à rebours vers une mort inévitable, un sentiment évidemment exacerbé dans le cas de ces soldats.
 
Sans doute, Nolan n’a pas tort de voir dans cette angoisse du temps qui passe une émotion fondamentale à ce qui constitue notre humanité, mais voyons comment les soldats dans Dunkirk vivent avec cette angoisse : pour la plupart, ils essaient de capitaliser autant que possible le temps qui leur reste. Le mot me semble juste : tout comme Nolan tente de rendre compte du plus grand nombre possible de vies humaines dans le temps qu’il s’est alloué dans le cadre de son film, ses personnages doivent tous essayer de sauver, chacun à leur façon, le plus de soldats possibles avant que le compte à rebours ne s’achève. Nous pourrions y voir une illustration du courage, une définition de l’héroïsme, mais il est difficile de sentir une quelconque forme d’altruisme dans ce qu’il y a à l’écran, en particulier parce que tous agissent au nom du « devoir », d’un patriotisme qui va de soi, qu’il ne convient pas de discuter. C’est-à-dire que les personnages ne semblent pas agir parce qu’ils reconnaissent en leurs confrères une humanité qu’ils partagent, et qu’ils se doivent de sauver s’ils veulent affirmer la leur (ce serait agir par un sens du devoir intime), mais plutôt parce qu’il le faut, l’Angleterre le veut, alors il faut travailler pour sa nation, en maximisant son capital de vies humaines ai-je envie de dire (une manière d’agir par un sens du devoir imposé de l’extérieur, donc sans engagement personnel dans la tâche). C’est pourquoi l’un des dilemmes importants du film consiste à se demander si un Français est un être humain digne d’intérêt (si l’on peut le sacrifier pour sauver les Anglais) — oui mais justement, direz-vous, il s’agit d’un dilemme, et certains soldats anglais défendent le Français — en effet, mais la question demeure posée, et même irrésolue puisque des coups de feu viennent interrompre les tribulations, et dans un film éminemment patriotique, et qui de surcroît fait fi d’une réalité historique (la présence de nationalités autres qu’Anglaise sur cette plage), il demeure plutôt curieux que ce soit ce dilemme, plutôt qu’un autre, qui se voit privilégié.
 
En outre, même si plusieurs soldats meurent à l’écran, jamais Dunkirk ne nous fait ressentir la perte d’une vie humaine, ni ce que cette perte peut signifier pour les survivants qui doivent la porter en eux (ils n’ont pas le temps pour le deuil, Nolan non plus, alors nous non plus) : quand le marin interprété par Mark Rylance doit laisser derrière lui des soldats condamnés à brûler vifs sur une mer huileuse, Nolan ne croit pas nécessaire de nous montrer ce que ressent son personnage à ce moment, ce que ça peut lui coûter de laisser ces soldats derrière lui — mais qui se soucie de tous ces morts, si de toute façon on ne reconnaît pas leur humanité, s’il s’agit avant tout d’une statistique (ou pire, d’un capital) ? La mort est tout simplement acceptée par le film parce qu’elle est inévitable (surtout en temps de guerre), et ce même lorsqu’elle concerne un être cher, comme dans la sous-intrigue assez ridicule d’un adolescent mort par accident sur un bateau : trop pressé à empiler ses scènes, Nolan passe rapidement par-dessus cette mort, acceptée en un instant même par ceux qu’elle touche de près — que voulez-vous, c’est la guerre ! Il y a de quoi se demander qui se souviendra de tous ces soldats morts, qui s’en souviendra au-delà des statistiques qui closent le film. Car au fond, il n’y a rien d’autre à retenir de Dunkirk : un certain nombre de soldats sont morts sur cette plage, une statistique qui rime bizarrement avec la campagne publicitaire nous vantant que « des milliers de figurants ont été utilisés dans la production de ce film ».
 
Je veux dire : rien à retenir sur ce moment d’histoire représenté par le film, ou sur la guerre en général, ou sur quoi que ce soit que l’on pourrait concevoir comme étant un enjeu thématique, mais comme ma dernière phrase le suggère, Dunkirk nous en dit beaucoup sur Dunkirk. S’il y a une quelconque forme d’immersion dans ce film, s’il s’agit d’une manière de rivaliser avec la réalité virtuelle, comme des commentaires assez stupides entendus ici et là le laissent croire (stupides dans la mesure où l’on ne prend guère la peine de spécifier ce que l’on entend par « immersion », ni en quoi ce serait un objectif louable, ce qui est loin d’être certain), ce serait en ce que Dunkirk nous immerge dans Dunkirk, autrement dit dans le néant du « pur cinéma » (le cinéma n’est-il pas impur par essence, à défaut de quoi il n’est rien du tout ?), d’un pur spectacle sans référent. Quand je reste perplexe devant Dunkirk, quand j’ai l’impression que ce film a été créé par une entité informe qui ne sait pas parler adéquatement, ce n’est pas parce que Christopher Nolan est absent de son film : au contraire, il est si présent qu’il n’y a rien d’autre à y voir que son propre exploit (tout relatif) de metteur en scène, ou plus exactement, ce qu’il nous donne à voir, c’est son refus de voir le monde, qu’il déguise sous une certaine habileté technique – comme si Dunkirk nous immergeait dans la claustration du sceptique, lui dont la subjectivité agit comme un écran face au monde (sous prétexte qu’il n’est pas possible de connaître le monde parce nos sens sont trompeurs, parce que qui sait si nous rêvons, etc.)
 
Si cette conclusion semble sortir de nulle part, si elle paraît saugrenue, peut-être faut-il rappeler ceci : dans Inception, des hommes se mentent à eux-mêmes au point d’engager une équipe pour saboter leur inconscient et ainsi leur offrir une illusion de bien-être, un film souvent interprété (à raison il me semble) comme une métaphore du cinéma selon Nolan, ce qui reviendrait à dire que le cinéma sert à nous mentir (à nous cacher le monde) pour nous aider à « aller mieux » ; ou encore, à la fin de The Dark Knight, Batman accepte de se faire passer pour le vilain parce que le commun des mortels à Gotham serait incapable d’accepter qu’un homme que l’on croyait intègre fût en fait devenu une crapule ; et mieux encore, dans The Prestige, souvent lu comme une déclaration d’auteur, Nolan s’identifie à un magicien qui nous explique que le monde est laid, et qu’il faut donc de la magie pour nous détourner, le temps d’un spectacle, de cette laideur. La même idée revient encore dans Dunkirk, d’une manière particulièrement éloquente : le soldat interprété par Cillian Murphy, responsable de la mort de cet adolescent innocent dans un bateau, n’a pas besoin de confronter ses responsabilités dans cet incident, il est tant troublé par la guerre, raisonne-t-on, qu’il est préférable de lui offrir l’un de ces mensonges nécessaires que Nolan aime tant, et qui est, semble-t-il, sa définition du cinéma.
 
Ainsi, comment ne pas relier ce mensonge nécessaire de Dunkirk¸ une manière de ne pas voir la mort, de ne pas s’y confronter, au projet esthétique du film, à cette guerre sans guerre, c’est-à-dire sans sang ou blessure visible, sans ennemi (les Allemands demeurent dans un hors-champ qui les confine à l’inexistence), et au final incapable de mettre en scène ce que signifie la perte d’une vie humaine, c’est-à-dire ce qu’est une vie humaine ? Dunkirk, et le cinéma de Nolan en général, nous offre ce paradoxe singulier d’un auteur sans vision, qui refuse de voir le monde : les films de Nolan ne sont pas anonymes, indistincts, des produits industriels quelconques, ils sont indubitablement l’expression d’un individu particulier, aux obsessions thématiques (le scepticisme justement) et aux traits stylistiques reconnaissables, mais il s’agit d’un individu qui se coupe du monde et qui ne nous donne rien à voir sinon le spectacle de son propre isolement métaphysique, que nous pourrions souvent rapporter à celui de ses personnages types (peut-être, comme Dunkirk le suggère, que pris par cette angoisse du temps qui passe, Nolan préfère s’isoler du monde pour ne pas avoir à éprouver sa perte, ce qui expliquerait pourquoi le film est incapable de mettre en scène la valeur d’une vie humaine, pourquoi on y accepte la mort si facilement). Une autre manière de le dire, pour en finir avec cette comparaison aussi insistante qu’insultante avec Stanley Kubrick, c’est que Nolan regarde le monde les yeux grands fermés (comme il a regardé le cinéma de Kubrick les yeux grands fermés).
 
Je pourrais multiplier les manières d’exemplifier en quoi Dunkirk est un non-film – comment Nolan ne laisse jamais une scène se développer, trop pressé de couper à une autre trame, et encore une autre, au point que nous avons l’impression que « rien ne se passe », non pas parce qu’il ne se passe effectivement rien (au contraire, il se passe plein de choses), mais parce que rien ne se développe dans le temps, au point que rien ne finit par ressembler à une « action », avec ce que cela implique de poids dramatique et moral, comme dans l’exemple du dilemme avec le Français, irrésolu pour que personne n’ait à porter la responsabilité qui vient avec le fait d’avoir effectué un véritable choix ; ou comment le film se mine lui-même par sa structure, en ne représentant pas l’attente des soldats, en nous montrant les bateaux qui viennent les secourir dès le début, ce qui mine passablement le sentiment d’espoir que devrait nous susciter ce beau plan où les bateaux arrivent à l’horizon — mais ce diagnostic du sceptique, il me semble, se suffit, et justifie amplement mon impression initiale, ce sentiment de néant sur lequel me laisse le cinéma de Nolan. 
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Critique publiée le 25 août 2017.