WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Grave (2016)
Julia Ducournau

L'étal de boucher

Par Olivier Thibodeau
Grave est certainement l’un des films-clés de 2017. Pourquoi ? D’abord, parce qu’il s’agit d’une des trop rares victoires du féminisme engagé dans le monde phallocrate du cinéma. Énorme succès en Belgique, où le film a été tourné, et où cet humble rédacteur habite depuis maintenant quatre mois, succès en France également, le film a même pu bénéficier d’une distribution mondiale, atterrissant sur les écrans océaniens, asiatiques et étasuniens. Ensuite, parce qu’il est si sociologiquement pertinent. Parce qu’il évoque si parfaitement la mentalité sectaire de l’inconscient liégeois, manifeste ici dans sa forme la plus dégoûtante, soit le rituel des « baptêmes » étudiants, plus spécifiquement ceux des « vétés » (étudiants en vétérinariat). Fort d’une rare puissance d’évocation, le film fait aussi preuve d’une perspicacité et d’une crudité incroyable dans sa physicalisation du trauma identitaire féminin, rappelant par-là les classiques méconnus du nouveau film d’horreur corporelle tels que Dans ma peau (2002) de Marina De Van et American Mary (2012) des sœurs Soska. Le problème ? Julia Ducournau sabote son excellent film à la toute dernière heure en cédant inexplicablement au déterminisme biologique, plaquant son récit d’une finale certes annoncée, mais néanmoins dévastatrice pour son illuminant propos central.
 
Ducournau, qui est également scénariste de l’œuvre, profite ici de la mise en situation convenue du récit initiatique scolaire pour exacerber l’effet d’horreur que représente l’accès au monde « adulte » dans l’enfer ordinaire du fanatisme universitaire. Ainsi, sa protagoniste Justine se révèle comme l’incarnation même de la candeur, trop idéaliste pour le réel, et trop douce pour sa brutalité. Éprise des animaux, elle entreprend des études de vétérinariat pour mieux les aider, sans se douter qu’elle devra d’abord se heurter à la bête humaine, à son dogmatisme, à sa libido triomphante, à son étroitesse surtout, incarnée par l’architecture oppressante du sombre Sart Tilman, mais surtout par le sectarisme qui y règne. Agressée au milieu de la nuit par des initiés encagoulés, forcée de boire, forcée de tripoter des mecs, surtout forcée de manger des rognons de lapin, alors qu’elle est végétarienne, elle parvient non pas à renforcer son lien avec la bête, mais avec la bestialité de l’Homme. Icône d’une féminité triturée, elle se transforme alors en cannibale, mangeuse de ses pairs animaliers, mais aussi « mangeuse d’hommes », tel que prescrit par la libidinocratie estudiantine qui s’immisce sournoisement dans son esprit. Produit d’un inexorable mécanisme normatif, dont les engrenages dentelés et ensanglantés tournent à plein régime dans l’approbation générale, le caractère construit de la monstruosité féminine est donc fortement appuyé. C’est une monstruosité acquise et non innée qui est celle de Justine, une sorte de MTS sociale, si bien que la révélation finale du cannibalisme comme trait héréditaire, même sur le registre ironique, saille comme un pic de contradiction dans l’intriguant argumentaire de l’œuvre, qu’il parviendrait sans doute à délégitimer complètement si ce n’était de son ancrage dans une si puissante iconographie.
 
La mise en scène des éléments d’horreur du film est d’une redoutable efficacité, misant sur des images crues de cannibalisme, mais surtout sur le caractère grotesque et déshumanisant des initiations universitaires pour mieux garantir son affect. En cela, elle montre une violence sociale consensuelle beaucoup plus terrifiante que n’importe quelle créature monstrueuse, rappelant même la thèse de Ruggero Deodato, dans Cannibal Holocaust (1981), selon laquelle le cannibalisme est avant tout l’affaire des sociétés occidentales contemporaines, qui ont su institutionnaliser cette pratique à tous azimuts. La scène la plus puissante du film ne se revendique donc pas d’une forme d’horreur surnaturelle, mais éminemment réelle, soit celle des attaques nocturnes perpétrées par les membres d’associations étudiantes sur le corps vulnérable et quasi dénudé des nouveaux arrivants. La séquence prend rapidement des proportions dantesques, alors que Justine est expulsée de sa chambre par des voyous, jetée dans un corridor où d’autres corps hébétés, vêtus de leurs seuls sous-vêtements, attendent de connaître leur sort, forcés pour l’instant de regarder lesdits voyous lancer leurs matelas par les fenêtres. Les victimes sont ensuite amenées dans une étrange foire de la chair, fête bruyante tenue dans un sous-sol improvisé en club où le cadre claustrophobe de la caméra capture subrepticement tous les excès morbides qui s’y déroulent : ingurgitation forcée d’alcool ou zombifiantes danses lascives. On se retrouve alors subitement face à un vaste étal de boucher, où les corps des étudiants sont exhibés rien que pour être consommés, au même titre que les monceaux de viande sanguinolente qui ornent les plateaux de la cafétéria. On notera à ce titre que ce n’est pas tant la transformation de Justine en cannibale qu’en objet sexuel qui frappe ici notre imagination, particulièrement lors de la séquence du miroir, où elle se peinturlure le visage pour mieux correspondre à l’image repoussante de la féminité consommable, bercée par les versets sataniques d’Orties dans Plus putes que toutes les putes. La scène est presque insoutenable puisqu’elle représente parfaitement la perversion de l’innocence, cette perversion ordinaire qu’on requiert aujourd’hui des femmes pour mieux s’attirer leurs faveurs sexuelles et les mépriser simultanément.
 
Fort d’une ambiance glauque et oppressante parfaitement maîtrisée, l’efficacité du film repose surtout sur son inéluctable noirceur, rendue cauchemardesque par l’ajout de troublantes vignettes oniriques. Or, c’est dans le réalisme social d’où émerge cette noirceur que se manifeste l’importance politique de l’œuvre et hors de celui-ci que jaillit son caractère profondément horrifique. En effet, quoi de plus traumatisant que d’être confronté au sacrifice institutionnalisé de l’idéalisme estudiantin et à l’objectification systématique des femmes dans ces « hauts lieux de savoir » que sont les universités ? Comment rationaliser le fait que celles-ci se dérobent à leur devoir fondamental d’éducation civique au profit de traditions patriarcales anachroniques, formant ainsi des moutons traumatisés plutôt que des citoyens éclairés ? Comment concevoir le spectacle vomissant de ces usines à conformisme opérant en toute impunité, avec l’approbation consensuelle des autorités, qui préfèrent défendre le statu quo plutôt que de mettre un frein à la barbarie prévalant dans leurs murs, et des étudiants, qui rejettent volontiers le blâme des dérapages sur les victimes ? Que faire pour changer les choses ? D’abord faire Grave, utiliser l’imagerie extrême du cinéma d’horreur corporelle pour mieux montrer le potentiel funeste du bizutage et éduquer les masses. Ensuite, apprendre à dire non collectivement, non aux humiliations publiques à fin d’arasement identitaire, non à la maltraitance des femmes au service du patriarcat, non aux pratiques tribales des associations étudiantes, bref non aux universités comme institutions totales. Non surtout, à la zombification prématurée de la jeunesse, à son errance parmi les immondices liégeoises dans des blouses blanches assorties, fiers symboles de leur appartenance à de violentes fratries rétrogrades. Non finalement à toute forme de conformisme institutionnalisé, dont la promotion du statu quo desservira nécessairement l’ensemble des femmes dans leur combat éreintant pour l’égalité.
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Critique publiée le 23 mai 2017.