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Personal Shopper (2016)
Olivier Assayas

Le foisonnant vide

Par Olivier Thibodeau
La brûlante passion cinéphilique du réalisateur Olivier Assayas se décline ici de deux façons. D’abord, dans la perfection formelle de l’œuvre, dont chaque plan s’imbrique à la manière d’un engrenage patiemment huilé, puis dans son exploration savante des codes du cinéma de genre, qui contribue au parachèvement de la plus splendide machine à cauchemar du 21e siècle. En d’autres termes, Personal Shopper, c’est la quintessence du film d’horreur intellectuel, supplantant même le génie pictural de The VVitch (2016) par sa confondante réflexivité et son utilisation quasi-alchimique de la sidérante Kristen Stewart, laquelle convaincra ici même ses plus ardents détracteurs.
 
Pour ceux qui se poseraient la question, l’occupation titulaire consiste à faire les emplettes de riches aristocrates surchargés, bref à arpenter sans relâche les boutiques de designer et les joailleries huppées pour qu’ils n’aient pas à y perdre leur temps précieux, comme le fait ici Maureen Cartwright, jeune Étasunienne au service d’une vedette parisienne froide et égocentrique. Dans ses temps libres, Maureen se dédie par contre à sa véritable passion de médium, tentant désespérément d’établir le contact avec son frère décédé, un autre médium lui ayant promis de lui envoyer des messages de l’au-delà. Or, outre son désir de prouver les théories qu’elle professe, cette quête s’avère indispensable pour une raison beaucoup plus personnelle, soit le fait qu’elle partage avec le défunt Lewis une grave maladie congénitale qui risque de l’emporter à son tour. C’est donc dans un climat d’angoisse et de tension constante que se déroule son existence, écartelée entre les impératifs diurnes de son exigeante maîtresse et ses troublantes déambulations nocturnes, forcée d’arpenter la mince ligne entre la lucidité et la folie, entre la lumière blafarde d’une aube promise à l’esclavage et la noirceur anthropophage du manoir où son frère a quitté notre monde.
 
Bizarrement, c’est le réalisme bazinien du film qui est garant de ses plus intrigants effets d’épouvante, permettant à la fois une étude savante du fameux « plan prédateur »[1] italien, et une cruelle distension du suspense. Dès la séquence d’ouverture, on note ainsi la prédilection d’Assayas pour les langoureux zooms et les longs travellings à la remorque de Stewart, produits d’une caméra fouineuse et incroyablement organique, si organique en fait qu’elle semble dotée d’une volition propre, avançant et reculant à tatillons, parfois empressée, parfois gênée, ne demeurant en outre jamais équidistante de son sujet. Il n’y a rien de l’absolue perfection académique de Welles ou Hitchcock ici, mais quelque chose de bien plus fascinant : la subjectivité fantomatique, incarnée par le mouvement légèrement erratique d’un objectif qui pourrait très bien correspondre à l’œil d’un revenant. Cette incertitude nourrit d’ailleurs l’entière mise en scène du film puisque le cadrage intimiste et patient préconisé par Assayas semble presque toujours affecté, voir même intéressé, comme s’il se cachait derrière un observateur coi, mais désireux d’établir contact. Un fantôme certainement, dont le réalisateur laisse deviner la présence tout au long du récit, allant même jusqu’à lui offrir son propre travelling, transcendant ainsi d’un geste presque négligeant les efforts déployés par tant de réalisateurs pendant tant d’années pour subtilement évoquer la présence du surnaturel.
 
La scène est fascinante de simplicité : après que Maureen se soit retrouvée coincée dans une chambre d’hôtel avec un homme d’affaires douteux, nous nous retrouvons soudain dans le couloir adjacent, fixant le vide. S’amorce ensuite un mystérieux travelling sans objet à travers l’hôtel, au fil duquel nous voyons deux portes automatiques s’ouvrir et se refermer sans intervention humaine. Or, c’est la première fois que nous abandonnons Stewart, et nous voilà en compagnie d’un Autre, son frère peut-être, mais probablement pas un simple fruit de son imagination puisqu’il « apparaît » alors à nous seuls. Voilà d’ailleurs pourquoi cette scène s’avère si importante pour l’analyse du film, problématisant non seulement la conclusion du récit, mais toute l’ambiguïté relative à la potentielle folie de la protagoniste.
 
Nul ne pourrait faire la critique du présent film sans évoquer la performance quasi-héroïque de Kristen Stewart, pour qui mon aberrant mépris s’est mué en déférence totale en l’espace de 110 chétives minutes. Certes, elle est dirigée ici de main de maître, mais elle n’en demeure pas moins la pierre d’assise de l’œuvre, ainsi que l’objet central de presque tous les plans, légitimant sans cesse le travail du réalisateur via ses nombreux tics et son éloquente bipolarité, écartelée entre la nonchalance juvénile et le mal-être dévorant, évoquant avec un flegme maniaque l’insaisissable limite de la névrose. Ce faisant, elle devient la personnification de l’ambiguïté emblématique du tout Personal Shopper, cette magnifique offrande cinématographique descriptible seulement par l’hybridation, sise quelque part entre le drame psychologique et le film d’horreur surnaturel, entre le prosaïsme du béton parisien et l’immatérialité des limbes, revendiquant non pas contradictoirement, mais lucidement un réalisme et une artificialité simultanée. En effet, l’œuvre partage ici l’intelligence du maître, briguant sans cesse son pouvoir de mystification, à l’instar d’ailleurs de notre chère spiritualiste diégétique, engagée ainsi dans une symbiose miraculeuse avec l’au-delà spirituel et l’au-delà écranique.
 
Certains critiques qualifient déjà l’œuvre « d’hitchcockienne », et cela sans doute grâce au suffocant suspense qui y règne, second sous-produit de la prédilection du réalisateur pour le réalisme bazinien. En effet, c’est dans la durée des plans que se matérialise, et se maintient ici l’appréhension des personnages face aux créatures malfaisantes (surnaturelles ou autres), dans la langueur des séquences sombres sises dans le manoir aux mille esprits, mais aussi de celles filmées dans l’appartement froid de la starlette, que Maureen arpente à pas feutrés, persistant dans ses déambulations curieuses malgré la multiplication des traces de sang aux alentours. C’est dans l’écoute patiente des bruits provenant d’une pièce close, soulignée seulement par une mince rai de lumière, que le suspense macère, rarement dans la révélation soudaine ou tonitruante, ni même dans la révélation éventuelle, mais dans la suggestion omniprésente d’un danger potentiel. En somme, on assiste ici à un pur exercice d’alchimie, alors qu’Assayas transforme le vide ambiant en oppressante multitude, parvenant même à provoquer la terreur via un simple échange de messages textes, dynamisé grandement par la fébrilité contagieuse de Stewart, qui se fait alchimiste à son tour, révélant par ses excès névrotiques un monde de menaces intangibles prêtes nous engouffrer à sa suite.
 
Nonobstant les tactiques réalistes utilisées ici pour exacerber le suspense et le mal-être de la protagoniste, le montage révèle également chez l’auteur une grande virtuosité technique, et un flair particulier pour le cinéma d’épouvante. Parvenant à dynamiser l’échange de messages textes susmentionné, nous offrant par la même occasion une mise à jour opportune du fameux échange téléphonique pré-générique de Scream (1996), Assayas multiplie en outre les raccords déconcertants. Introduisant sans cesse la protagoniste dans des lieux incongrus, devant un lac où se consume un canot enflammé ou dans une pièce décrépite où béent trois portes comme autant de gueules avides, il parvient sans cesse à transcender le prosaïsme de ses décors, extrayant toujours sans effort l’infime potentiel surnaturel du réel. Il fait d’ailleurs de même avec certaines figures historiques, dont les prodigieux talents se muent presque tangiblement en engeances surnaturelles. C’est le cas de la visionnaire artiste Hilma af Klint (que beaucoup apprendront ici à connaître) et de Victor Hugo, dont les passions occultes débroussaillées permettent de suggérer un énième pont possible entre les rives océaniques et les rives de l’Hadès, participant par la même occasion à la monumentale révision du réel que représente le film, jalon certain de l’histoire du cinéma d’horreur, et potentiel porte-étendard du cinéma mondial contemporain.  


[1]Traduction libre du terme anglais « stalker shot » qui, je l’espère, saura faire école.
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Critique publiée le 23 février 2017.