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Écartée (2016)
Lawrence Côté-Collins

L’oeil du prédateur

Par Olivier Thibodeau
On aurait voulu aimer Écartée. On aurait voulu l’aimer sincèrement, à la folie même. À priori, le film avait des allures de néo-Morin féminin, anarchiste et survolté, la bande-annonce présageant un coup de foudre assuré. Malheureusement, force est de constater que c’est précisément en voulant faire trop, en œuvrant à cette image impossible, et impraticable de film parfait, que Côté-Collins s’égare. Malgré une prolifique carrière dans le court-métrage, il s’agit d’ailleurs ici de son premier long, raison de plus pour elle de pousser la note, et de créer une subtile discordance, entrave insurmontable à l’harmonie utopique entre la facture réaliste du film et son scénario grossièrement parodique.
 
Chronique de conquérantes jumelles (la réalisatrice du film et son alter ego diégétique), Écartée exalte le snobisme citadin des deux femmes devant leurs humbles sujets, lesquels sont épiés, dénudés, déchiquetés par une caméra aussi faussement libératrice qu’elle est faussement documentaire. Couple de péquenots au goût douteux, Scott et Jessie habitent un havre de quétainerie dans la lointaine campagne québécoise, maisonnette saturée de bibelots horribles sise le long d’une autoroute comme un vieux casse-croûte crasseux. Scott est un ex-détenu repenti, criminel d’habitude ayant trouvé sa rédemption via les puzzles tridimensionnels et sa nouvelle compagne Jessie, une jolie jeune femme de 25 ans sa cadette qu’il entretient comme une ménagère. S’immisçant violemment dans leur quotidien, Anik est une documentariste engagée qui souhaite relater le combat de Scott contre l’attrait du crime, filmant l’intimité de son couple d’une façon insistante et perverse. Nous comprenons d’ailleurs bien vite qu’Anik s’intéresse beaucoup plus à Jessie qu’à Scott, s’imaginant comme l’héroïne chevaleresque venue la libérer de sa geôle domestique.
 
Chez Robert Morin, mentor avoué de Côté-Collins (mentionné au générique sous le titre d’assistant à la scénarisation), on constate toujours une certaine aisance dans la mise en scène, ainsi qu’une réjouissante philanthropie. Morin aime filmer le petit peuple, mais il ne se joue jamais de lui, ne cédant ni à l’ironie ni à la magnanimité dans sa représentation de celui-ci, mais s’acharnant à restituer sa respectabilité bafouée. En cela, son cinéma est diamétralement opposé à celui de Côté-Collins, qui mérite certes de pâtir de la comparaison puisque l’intérêt généré pour son film est presque entièrement tributaire à la facture, et à l’estampe Coop Vidéo. Cette comparaison est d’autant plus éclairante qu’elle nous permet en outre de circonscrire tout le caractère empesé et complaisant d’Écartée.
 
Torpillé d’emblée par les désirs mimétiques de l’auteur, qui brandit l’aspect fauché de sa production et la sempiternelle question de l’éthique documentariste comme deux chevaux de bataille féraux, le film croule sous le poids d’enjeux esthétiques et discursifs excessivement appuyés. Sa facture DIY, référence esthétique aux vieux tapes de Morin se révèle ainsi trop travaillée pour prétendre à l’authenticité. Fruit d’un aboutage d’images volontairement anodines, de rushes disgracieux, d’ennuyeux stock-shots et de plans bancals gardés au montage rien que pour souligner l’amateurisme de la production, la nature artificielle de l’esthétique documentaire en présence évacue l’idée même de réalisme documentaire, prétendant au réel comme les députés libéraux prétendent à l’intégrité, prétendant en outre à un humanisme qui n’est en fait qu’objectification.
 
Seyant aux antipodes de l’humanisme, la caractérisation simpliste et contradictoire des personnages constitue certainement la plus grande tare de l’œuvre. Outre l’opposition binaire mise de l’avant entre Scott, toujours stoïque et atone, filmé lors d’ennuyeuses entrevues de type « têtes parlantes », et Jessie, toujours exubérante et musicale, tournée en extérieurs à l’occasion d’échanges spontanés avec la réalisatrice, celle-ci se manifeste surtout dans le personnage d’Anik. Enchaînant les diatribes politiques concernant la pollution atmosphérique, l’esclavage animalier et les effets néfastes des fragrances commerciales, cette dernière nous est montrée comme une personne rigoureusement éthique. Or, elle nous est simultanément présentée comme une personne adultère et perverse dont les excès de voyeurisme font les choux gras de la production. Dénués d’ancrages dramatiques diégétiques, ces traits sordides font finalement d’elle un paradoxe ambulant, une âme inhabitée devenue symbole des manquements à l’éthique documentaire.
 
À l’instar des personnages du récit, il semble en somme que la question éthique du voyeurisme documentaire soit purement instrumentale. Montré comme le vice de la seule Anik, qui dissimule des caméras dans la douche et dans le lit conjugal de ses sujets, il détourne l’attention de la véritable exploiteuse en présence. En effet, bien qu’Anik porte atteinte à la dignité de Scott et Jessie en nous dévoilant leur intimité de façon aussi débridée, ces derniers sont avant tout victimes de la caricature complaisante imaginée par Côté-Collins. Prisonniers d’un triste vivarium, entourés de puzzles crochus amoncelés compulsivement comme les horribles dauphins en cristal de Jessie, les deux personnages sont tournés en objets de ridicule, en grossiers archétypes de paysans incultes. Or, même Anik pâtit ici de la représentation caricaturale privilégiée par l’auteur, se révélant comme le cliché hétéronormatif de la lesbienne revendicatrice, prédatrice même, comme un loup dans la bergerie. Son voyeurisme est d’ailleurs d’autant plus instrumental qu’il n’est finalement utile qu’à prouver ce lesbianisme appuyé qui est sien, et qui l’assimile au prédateur mâle de la tradition phallocrate.
 
Championne à peine voilée du dogme hétéronormatif, la réalisatrice dépeint son alter ego diégétique comme un indécent prédateur, un double de Scott qui, sous prétexte de libérer Jessie de sa prison domestique, lui impose en fait un carcan idéologique, propre du mâle triomphant dans une économie pernicieuse des relations sexuées. Filmant la jeune femme à son insu, dans sa douche, dans son dos, s’attardant aux parties charnues de son anatomie, allant même jusqu’à lui offrir une déférente contre-plongée lors d’une scène de festivités impromptues, Anik et sa caméra évoquent plutôt le male gaze de Laura Mulvey que l’humanisme morinien. La jeune documentariste se dédouble d’ailleurs en mari manipulateur lors des scènes de dialogues extérieures, troquant le ton autoritaire utilisé par Scott au profit d’une insidieuse tactique de dévalorisation. « Tu ne devrais pas fumer tant », dit-elle à Jessie, « tu ne devrais pas porter de maquillage ou utiliser de parfums en aérosol pour la maison » ; « tu ne peux pas passer ta vie à regarder la télé et collectionner des osties de dauphins ». « Jessie, t’es pas bien icitte ». Devant ce barrage de conseils paternalistes, la jeune muse se contente d’acquiescer sans mot dire, renouvelant ainsi son adhésion tacite à l’esclavagisme amoureux, et dévoilant son triste rôle d’objet scénique, enjeu dramatique muet et trophée de chasse pour les antagonistes jumeaux du récit : Scott et Anik.
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Critique publiée le 8 novembre 2016.