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Strange Days (1995)
Kathryn Bigelow

Visions du monde

Par Sylvain Lavallée
Dans le Strange Days de James Cameron, il y a Lenny (Ralph Fiennes), un ex-flic devenu vendeur de minidisques contenant des expériences illégales de réalité virtuelle. Avec l’aide de son amie Mace (Angela Bassett), qui, dans le Strange Days de Kathryn Bigelow, se bat contre un monde masculin oppressant, Lenny tente d’élucider le meurtre d’Iris, une de ses clientes. Dans le Strange Days de Cameron, ce crime sert surtout de prétexte à Lenny pour tenter de renouer avec son ex-amour, Faith (Juliette Lewis), incapable qu’il est de se libérer du passé, mais dans le Strange Days de Bigelow, ce crime est plutôt révélateur de la violence policière, du racisme des forces de l’ordre, et Mace tente avant tout de dévoiler ce scandale. Mais Lenny, replié sur soi et accroc à la réalité virtuelle, n’est-il pas le proche cousin des protagonistes masculins des films de Bigelow, et Mace, une mère guerrière, n’est-elle pas la personnage-type du cinéma de Cameron ? Bref, Strange Days, écrit, produit, monté par Cameron et réalisé par Bigelow (qui a aussi supervisé le développement du scénario), se présente comme un drôle d’hybride appartenant autant au cinéma de l’un qu’au cinéma de l’autre, un dialogue fascinant qui est à la fois la plus grande force du film (rares sont les occasions d’assister ainsi à la rencontre entre deux auteurs au sein d’une même œuvre) et sa plus grande faiblesse (le tout perdant au final sa cohérence).
 
Du cinéma de Cameron, on reconnaît immédiatement cette phobie envers une technologie future dont le cinéaste est en même temps le meilleur promoteur. Loin d’être un défaut de fabrication, cette incohérence apparente est nécessaire à la réussite d’un film comme Terminator, le premier comme le second, dans la mesure où il y a une vertu thérapeutique au cinéma de Cameron, comme s’il fallait affronter le cauchemar d’une technologie destructrice, déshumanisée, pour s’en « guérir » et aboutir sur l’idéal d’une technologie mise au service de l’humanité. C’est ce qui confère à ce cinéma son caractère autoréflexif, le déploiement des effets spéciaux les plus novateurs servant à réfléchir aux conditions nécessaires à l’existence de cette technologie, et à ses usages possibles au cinéma. Strange Days ne fait pas exception, la réalité virtuelle transmise par le SQUID, une sorte de pieuvre électronique posée sur le crâne pour stimuler le cerveau, étant une forme immersive de cinéma : en effet, cette technologie permet d’enregistrer l’expérience sensible d’un homme pendant quelques minutes et ensuite de la faire revivre par un autre – un cinéma qui ne représenterait pas que des images et du son, mais toutes les sensations d’un corps donné.
 
Le mythe du cinéma total réalisé ? En quelque sorte, mais dans ce cas il faut bien noter que la tranche de réel brut que le SQUID permet de vivre est indissociablement liée à la subjectivité qui l’a d’abord éprouvée, et qu’il ne s’agit pas d’un « réel objectif », un réel-en-soi, si une telle chose peut exister en dehors de nos concepts ; le SQUID permet avant tout de vivre un instant dans le corps d’un autre, ou dans le passé de son propre corps, comme Lenny qui se rejoue les enregistrements de ses moments de bonheur avec Faith. Strange Days ne touche donc pas aux thèmes habituellement associés à la réalité virtuelle, le danger d’oublier ce qui est « réel » pour se perdre à jamais dans le « virtuel » par exemple, à la eXistenZ, ou le confort d’un monde artificiel qui viendrait combler un « manque de réel », parce que ceux qui s’y adonnent habitent des espaces aseptisés, morts, isolés, la réalité virtuelle donnant à vivre un réel par procuration parce qu’il n’y a plus de réel (idée à laquelle renvoie le désert du réel de The Matrix). En fait, le SQUID est un prolongement naturel du cinéma, puisque celui qui l’utilise demeure un spectateur passif d’un monde passé, même s’il éprouve les sensations d’un corps actif, alors que les mondes virtuels d’Existenz ou de The Matrix renvoient plutôt aux possibilités des jeux vidéo, les personnages de ces films étant avant tout des usagers d’un monde créé à partir du néant.
 
La différence est cruciale car elle est intrinsèquement liée aux thèmes politiques de Strange Days, à sa façon de projeter dans un futur rapproché (1999, mais ça pourrait être 2017) le climat de tension raciale du début des années 90, Strange Days amalgamant la crainte de l’establishment américain envers un film comme Do The Right Thing ou envers le gangsta rap de N.W.A avec l’événement Rodney King, ce quise transpose, dans la fiction, en deux policiers essayant de récupérer, avant qu’il ne devienne publique, un minidisque les montrant tuer gratuitement un musicien afro-américain militant. L’idée du SQUID, dans ce contexte, devient une figure littérale de l’instrumentalisation d’un corps, de la subordination de l’expérience d’autrui à sa propre jouissance. C’est ce que nous montre la séquence la plus controversée du film, le pouvoir extrême qu’un bourreau peut exercer sur sa victime grâce au SQUID, alors qu’un homme s’enregistre violer et tuer une femme et retransmet en direct son expérience de jouissance à sa victime. Aussi perverse soit cette scène, elle est peut-être l’image la plus puissante de ce qu’est en effet un viol : l’annihilation totale d’autrui, l’impossibilité de reconnaître la victime comme un Autre, en lui refusant le droit à son expérience, en la substituant par la seule qui vaille, c’est-à-dire la sienne, celle du violeur.
 
C’est là, bien sûr, que nous retrouvons le cinéma de Bigelow, dans tous ces jeux de pouvoirs et de domination : ses films mettent en scène des individus qui se font happer dans un monde qui leur est au premier abord étranger, éprouvé comme une drogue dont il est difficile, voire impossible, de se sevrer, le modèle le plus pur de cette structure se trouvant dans Near Dark, avec la figure du vampire. Devenir un vampire, accroc au sang de l’homme, basculer dans la noirceur, en perdre son identité, se trouver en même temps des affinités avec ce monde, pour enfin s’en arracher avec violence, c’est la structure fondatrice de l’œuvre de Bigelow, qu’elle complexifie de film en film, que ce soit par les relations de pouvoir changeantes entre Keanu Reeves et Patrick Swayze dans Point Break (il suffit de remplacer les vampires par des surfeurs) ou par la résistance de Jamie Lee Curtis dans Blue Steel face à un psychopathe qui projette ses tendances meurtrières en elle (métaphore ingénieuse, tressée sur tout le film, du patriarcat qui est incapable d’imaginer le féminin en soi, qui ne peut que le ramener à lui pour imposer à la femme une identité qu’il a lui-même prédéfinie). Et c’est à tout cela que le SQUID de Strange Days donne une forme matérielle, technologique : le vampire jouit du sang qu’il boit, le psychopathe prend plaisir au meurtre et à la torture psychologique, Johnny Utah (Reeves) exploite son amitié avec Bodhi (Swayze) pour son propre gain personnel (il veut devenir un héros), comme l’utilisateur du SQUID jouit des sensations d’un autre corps – et comme l’industrie musicale exploite ses artistes, ou comme les forces policières assurent leur autorité par la violence, Strange Days représentant les multiples institutions détentrices du pouvoir dans notre société libérale.
 
Le SQUID, alors, sert à distribuer ces sensations fortes que les personnages de Bigelow recherchent, tout en illustrant leur repliement sur soi – c’est toute l’ironie d’une technologie qui permet en théorie de vivre l’expérience d’un autre, donc de la reconnaître, mais qui ne sert finalement qu’à mieux en jouir. La mise en scène de Bigelow ne montre pas autre chose : l’utilisation du plan-séquence en point de vue subjectif, pour représenter les enregistrements du SQUID, donne sans doute une approximation visuelle des sensations éprouvées par les utilisateurs, mais il y a aussi une forte impression de claustrophobie, d’être prisonnier de ce point de vue (la claustrophobie, d’ailleurs, était aussi dans la noirceur de Near Dark, le sous-marin de K-19 ou le scaphandre de The Hurt Locker). Nous sommes prisonniers de notre propre expérience, nous montre Bigelow, parfois de façon maladive, comme Lenny par rapport à son passé, et toute la difficulté est précisément de voir au-delà pour reconnaître celle de l’Autre, un élan d’empathie et d’altruisme, en outre, que notre société n’encourage pas, bien au contraire. Et si le SQUID ne permet pas cet élan, c’est bien parce que l’Autre, justement, est Autre, et ne pourrait en aucun cas se confondre avec soi, ne pourrait en aucun cas être considéré comme un épiphénomène de notre propre expérience – c’est en cela d’ailleurs que le SQUID peut être associé à la réalité virtuelle, même s’il ne projette pas un « faux » réel ou un monde inventé, sa prétention à nous faire vivre dans le corps d’un autre ne servant qu’à réduire cet Autre à un être virtuel, dissocié de son corps, de sa matérialité, de son expérience du monde, et subordonné à la nôtre. D’où toute la violence de cette société qui tend à nier cette différence entre soi et l’Autre, et d’où le recours nécessaire à la violence pour l’individu qui tient à définir sa propre identité (comme le musicien militant de Strange Days), à ne pas se laisser engloutir par un monde donné.
 
Aussi pessimiste soit le constat, il est contrebalancé par l’art de Bigelow, car si le SQUID nous enferme dans un point de vue, le cinéma fait tout le contraire, ou à tout le moins il peut multiplier les points de vue, comme le fait la cinéaste, ou il peut emprunter la subjectivité d’un personnage tout en nous maintenant à distance de celle-ci. Mais il y a une différence plus fondamentale, énoncée implicitement par Faith, lorsqu’elle explique pourquoi elle préfère le cinéma traditionnel au SQUID : « 'cause the music comes up, there's credits, and you always know when it's over.» À première vue, cette réplique semble jouer sur l’idée d’une incapacité à discerner le réel de son enregistrement, mais en fait cela ne s’accorde pas avec la manière que le film présente le SQUID (d’abord parce que les utilisateurs peuvent retirer le casque pendant le visionnement, ce qui implique qu’ils en ont conscience), et Faith essaie surtout de signifier ainsi à Lenny qu’il ne sait pas reconnaître quand les choses se terminent, c’est-à-dire qu’elle veut par ces mots mettre fin à leur relation amoureuse. C’est une réplique, donc, qui associe Lenny au SQUID, qui le présente comme l’utilisateur-type de ces enregistrements (son aliénation par le SQUID est à l’image de toute une société), et qui nous dit que c’est lui, en particulier, qui ne peut pas savoir quand les choses se finissent ; autrement dit, le problème n’est pas nécessairement la technologie elle-même, mais son utilisateur (là, nous sommes chez Cameron). En outre, Faith mentionne le générique (« there’s credits »), et ce lien, dans la même phrase, entre ceux qui fabriquent un film et la responsabilité des hommes envers la technologie qu’ils utilisent nous ramène à Bigelow elle-même, à l’artiste qui trône au sommet du générique – or, des artistes, il n’y en a pas pour le SQUID, tel qu’il est représenté à l’écran du moins (on pourrait imaginer des artistes utilisant une telle technologie, on imagine même que Cameron serait l’un des premiers à la développer, mais le film ne mentionne jamais cette possibilité artistique).
 
Cette réplique s’adresse donc autant à Lenny qu’à Bigelow (et Cameron) qu’au spectateur, à tous les utilisateurs / spectateurs de la technologie cinématographique, ce que la mise en scène signifie en confondant le spectateur à Lenny, et partant la caméra de la cinéaste à Lenny et au spectateur, Faith prononçant ces mots dans un enregistrement du passé visionné par Lenny et reproduit par Bigelow (qui revient d’ailleurs au présent par une brusque coupe de montage dès que Faith prononce ces mots). La leçon est limpide : le SQUID permet d’enregistrer mécaniquement le réel, comme une caméra braquée sur tout le corps, et en ce sens il y a un danger, au cinéma comme avec le SQUID, de réduire ce corps à une machine productrice de sensations, de jouissance, sans égard à ce qu’il y a d’irréductiblement humain en lui. Le cinéaste, l’artiste, doit donc utiliser cette mécanique d’enregistrement pour capter cette humanité, il faut humaniser le cinéma, qui ne l’est pas par défaut, comme on humanise le T-800 (Arnold Schwarzenegger) dans Terminator 2 – il faut donc reconnaître l’expérience de l’Autre et la mettre à l’écran, pour que le spectateur à son tour puisse la reconnaître. S’il y a une possibilité de se sortir du marasme social dépeint par Strange Days, c’est le cinéma qui est le mieux placé pour nous guider, tant qu’il est entre les mains d’artistes responsables.
 
C’est pourquoi il est d’autant plus dommage que le film se termine sur une double conclusion qui contredit quelque peu ce propos : en effet, cette bipolarité soudaine semble indiquer une division interne, une réconciliation impossible entre Bigelow et Cameron, alors même que leur collaboration étroite illustrait jusqu’à ce point les thèmes du film, en signalant la possibilité d’une rencontre entre deux individus placés sur un pied d’égalité, sans qu’il y ait instrumentalisation de l’un ou de l’autre ; en accomplissant tous deux, donc, ce que les protagonistes de Bigelow ne sont jamais capables de faire : s’immerger dans le monde d’un autre, être capable d’en rendre compte, tout en conservant sans peine sa propre identité. La résolution offerte au drame personnel de Lenny est isolée du récit du dévoilement du scandale politique, et de même les deux thèmes finissent par être arrachés l’un à l’autre, sans compter que la force du discours politique se voit passablement amenuisée lorsque la faute est rejetée sur des individus précis, les institutions se trouvant pratiquement exonérées de toutes responsabilités. C’est que le film veut proposer au dernier instant une note d’espoir, par Lenny qui accepte de vivre en dehors de la machine, signe que l’homme peut s’extirper du système qui l’aliène, et de même la réconciliation entre Lenny et Mace promet un renouveau alors que les personnages célèbrent l’arrivée du nouveau millénaire – une promesse à laquelle nous avons envie de croire, mais comme ce qu’il y a de véritablement « étrange » dans ces « jours » représentés par Strange Days, dans cette société sur le point d’imploser sous la pression des tensions raciales, de mondes imperméables qui s’entrechoquent avec violence, c’est le fait qu’ils nous sont que trop familiers, actuels ; il n’y a pas encore raison de célébrer.
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Critique publiée le 31 octobre 2016.