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Sully (2016)
Clint Eastwood

Des cicatrices et une bonne histoire

Par Philippe St-Germain
Inspiré par un fait divers amplement commenté, Sully introduit une brèche dans le réel dès sa première scène, dont certaines images seront réutilisées plus loin : un avion Airbus 320 de la U. S. Airways tangue dangereusement dans le ciel gris de New York, sa trajectoire l’orientant vers un secteur densément peuplé. Il termine fatalement sa course dans un édifice après en avoir heurté un autre. Il suffit pourtant d’avoir lu un seul article à propos du vol 1549 correspondant pour noter que cette séquence ne correspond pas à ce qui s’est vraiment déroulé, le 15 janvier 2009 : l’avion a amerri d’urgence dans la rivière Hudson. On apprendra bientôt que la scène est un rêve de Chesley « Sully » Sullenberger (joué par Tom Hanks), quelques jours à peine après la catastrophe évitée de justesse.
 
Cette entrée en matière in medias res n’est pas innocente et établit les bases sur lesquelles tout le film est construit. Sans être un documentaire, Sully multiplie en effet les variations sur le thème du quasi-désastre. Non sans rappeler une série spécialisée telle que Madyay (qui propose des enquêtes sur des catastrophes passées en se servant de dramatisations et d’experts), le film de Clint Eastwood présente plusieurs points de vue sur un même événement, qu’ils soient issus de témoignages, de rêves ou de tests effectués sur des simulateurs de vol. Ces versions contrastées inscrivent Sully dans le débat classique entre l’humain et la technologie : tandis que la NTSB (le Conseil national de la sécurité des transports) prône un examen clinique et distancié du travail des pilotes en estimant qu’il aurait été possible d’atterrir sur la piste de deux aéroports avoisinants, Sullenberger et son copilote Jeffrey Skiles (personnifié par Aaron Eckhart avec la même retenue manifestée par Hanks dans le rôle-titre) rappellent l’importance du facteur humain — la sensibilité d’Eastwood l’amène naturellement à se ranger de leur côté.
 
La forme des variations sur un thème est en partie fournie par l’événement lui-même : il fallait après tout prévoir que, portant sur un vol d’à peine six minutes, le film consacre l’essentiel de son attention à des tiraillements qui lui sont postérieurs. Si Sullenberger a finalement décidé de ne pas rebrousser chemin jusqu’à l’aéroport LaGuardia après que le vol 1549 ait heurté des oiseaux, le film, lui, revient fréquemment sur ses pas. Ces répétitions sont moins efficaces dans le premier tiers de Sully, surtout lors de conversations téléphoniques anodines entre le pilote tourmenté et sa femme (dont le rôle est très limité) : on a alors l’impression de faire du surplace, les reformulations ajoutant peu d’épaisseurs au film tout en lui faisant péniblement franchir la barre des quatre-vingt-dix minutes.
 
L’approche devient de plus en plus fructueuse au fur et à mesure que Sully procède à l’examen de son héros. Sully est un personnage typiquement eastwoodien dans la mesure où il est sans cesse renvoyé aux images que l’on se fait de lui. Il se voit régulièrement en ouvrant la télévision, mais il s’empresse presque toujours de la refermer, comme s’il lui suffisait d’être aux prises avec ses propres réminiscences ; quand il est confronté à son image télévisée dans un bar, il se regarde comme il regarderait un autre homme. À d’autres moments, il part courir — seul ou avec son copilote — dans Times Square, sous les immenses néons qui parlent en boucle de son exploit ou en montrent des représentations.
 
Cet homme d’une autre époque est ainsi projeté à son corps défendant dans une chambre de miroirs dont il éprouve constamment l’étrangeté, sorte de version rangée du fracassant Walt Kowalski de Gran Torino (2008). Mais il est projeté, aussi, dans le star-system hollywoodien grâce à l’acteur jouant son rôle. Il est d’abord déstabilisant de voir Chesley Sullenberger personnifié par l’un des acteurs les plus célèbres au monde. Comme la plupart des héros de faits divers, il n’avait jamais été considéré comme un être plus grand que nature avant d’accomplir son acte de bravoure. La scène évoquant la participation de l’équipage au talk-show de David Letterman accentue ce décalage : Tom Hanks a l’habitude de ce genre de spectacle télévisuel, mais en devenant Sully, il s’y présente de manière effacée, sans sa verve coutumière. Il ne disparaît pas complètement derrière le pilote, mais il engendre un hybride faisant se rencontrer le familier et l’étrange.
 
L’exploit de Sullenberger n’est pas présenté comme tel pendant la majeure partie du film, les spéculations concernant les gestes qu’il aurait pu poser prenant le pas sur ceux qu’il a bel et bien accomplis. D’autre part, le scénario — inspiré par un livre de Chesley Sullenberger avant d’être inspiré par le vol 1549 — met les bouchées doubles pour ne pas faire de Sully un héros dès l’ouverture ; on souligne donc ses incertitudes en les amplifiant par la présence étouffante des médias et par une enquête qui remet tous ses gestes en question — à ce titre, les plans rapprochés accentuent habilement le malaise ressenti par le pilote, hors du cockpit. Sans surprise, la NTSB a exprimé sa gêne devant le portrait sévère que l’on en fait dans Sully. Elle est transformée en adversaire inquisitorial dans un film qui, autrement, n’aurait pas d’opposant : devant la NTSB, Sullenberger est en effet soumis à une autre épreuve, après le vol 1549. Mais loin de déboucher sur un affrontement entre ennemis jurés, ce choix narratif met la table pour un dénouement dans lequel les « bons » et les « méchants » trouveront un certain terrain d’entente (ce qui ne va pas sans rappeler d’autres films d’Eastwood).
 
Œuvre sans véritable antagoniste, suspense ou désastre, Sully est un spécimen passablement atypique dans le groupe des films catastrophes. Les (quasi-)accidents aériens – réels ou imaginés — se prêtent fort bien à tous les types de narrations : la conclusion d’une enquête donnée ne signale pas la fin des récits, qui s’encombrent alors volontiers de légendes et de rumeurs comme autant d’excroissances hallucinées. Le cinéma s’y prête peut-être encore davantage que tout autre art, et ce n’est sans doute pas un hasard si le premier des célèbres films catastrophes des années 1970 fut Airport (1970). Grâce à une approche sobre (comme en témoigne, notamment, la présence minimale de la musique) qui jongle néanmoins avec plusieurs couches de sens, Sully offre une nouvelle preuve de ce commerce fructueux. Bien que le film refuse d’entrer dans l’intimité des passagers miraculés du vol 1549, une phrase prononcée à propos d’une survivante résume bien ce que l’on retire de son visionnement, tout en offrant une image assez juste de ce qui fait la force du cinéma de son réalisateur : a scar and a hell of a story to tell.
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Critique publiée le 21 septembre 2016.