WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Bay, The (2012)
Barry Levinson

Les nouveaux parasites

Par Olivier Thibodeau
La sempiternelle métaphore abyssale, leitmotiv du cinéma de banlieue américain, sied parfaitement à ce poignant récit d’anticipation écologiste. Relatant la montée soudaine de parasites sous-marins nourris aux hormones de croissance, The Bay propose en effet une alarmante analyse sociopolitique du capitalisme sauvage qui sous-tend le rêve américain. Il établit en outre un effarant parallèle entre l’action des hommes d’affaires contemporains et celles des crustacés préhistoriques de la baie, prédateurs voraces qui s’évertuent bêtement des deux côtés du grand miroir céruléen qui borde la côte est des États-Unis.
 
Par le biais d’un minutieux collage multimédia, le film parvient à recréer l’intégralité des événements du 4 juillet 2009, occultés par le gouvernement américain suite à un règlement hors cour avec les survivants du massacre de Claridge, Maryland. Captés par de nombreux objectifs, téléphones cellulaires, caméras amateurs et professionnelles, les différents événements de la journée s’entrecroisent à la manière des fils d’une toile, créant un survol exhaustif de la tragédie. Par un travail complémentaire de recherche documentaire, le film parvient aussi à en révéler la genèse, débusquant toutes les mises en garde négligées par les autorités. Il accentue ainsi l’horreur de la catastrophe en lui prêtant visage humain, faisant du laisser-faire national la source d’un mal qui menace de dévorer le pays de l’intérieur.
 
Fleurons glorieux de la culture américaine, les célébrations de la fête d’indépendance constituent ici l’occasion idéale de dénoncer la myopie occidentale. Obnubilé par les banderoles tricolores, les feux d’artifice et les attractions foraines, l’œil peine à apercevoir ce qui se trame derrière. Voilà pourquoi la ville de Claridge nous apparaît d’abord comme un hameau idéal dont les habitants ne font qu’un avec l’écosystème côtier. De la miss Crustacé aux mangeurs de crabes compétitifs en passant par les baigneurs, les plongeurs et les marins qui saturent le paysage, tous semblent appartenir naturellement au milieu, tout comme les isopodes parasitiques qui peuplent subrepticement les fonds marins. Puis, vient l’impératif artificiel de la productivité, lequel pousse l’homme à transcender, donc à se distinguer, de la nature. Incarné ici par l’industrie aviaire locale, dont les déchets toxiques sont rejetés dans les eaux de la baie, cet impératif pervers provoque bientôt la réaction newtonienne attendue, forçant la nature à transcender l’homme et à lui opposer les fruits géants de ses égarements.
 
Contrairement au film de banlieue américaine typique, The Bay dénonce spécifiquement l’obscurantisme politique comme cause des problèmes intestins de la nation. Débutant par l’intervention de la narratrice, jeune journaliste ayant œuvré à la restitution des documents vidéos confisqués par l’état, tout le film nous confronte au laisser-faire de la classe dirigeante. On découvre ainsi un court blogue écologiste montrant un jeune homme qui déambule parmi les montagnes de fientes gallinacées destinées au déversement marin. On découvre avec plus d’horreur encore les vidéos tournées par deux océanographes, dont les travaux sur la faune locale les poussent à découvrir la présence des isopodes mutants bien avant leur apparition au grand jour. Occultés par les autorités pour mieux préserver la façade idyllique de Claridge, ces documents explosifs sont ainsi condamnés au secret, enfouis par les dirigeants d’aujourd’hui afin qu’ils n’explosent que sous les pieds des dirigeants de demain. Pour paraphraser l’un de ces deux océanographes : « La baie de Chesapeake constitue certes l’un des plus beaux estuaires de l’Amérique. Or, on ne devinerait jamais ce qui se cache au-dessous ».
 
Politicien archétypique, le maire de la ville constitue en soit une mise en garde contre les dérives du néolibéralisme. Homme d’affaires opportuniste ayant brigué office pour mieux faire valoir sa vision mercantile du développement économique local, il s’agit d’un dangereux arriviste. Déambulant dans les rues de la ville à la manière d’un paon, vantant la pureté de l’eau potable à ses citoyens malgré sa connaissance intime du contraire, il est non seulement l’architecte, mais le catalyseur de la catastrophe. Démentant la vérité malgré l’accumulation de preuves, il troque volontiers son rôle d’ombudsman pour celui de charlatan, faisant de l’usine de désalinisation locale une panacée chimérique dont les filtres dits impénétrables ne parviendront jamais à stopper les larves d’isopodes. Doté de l’air affable des politiciens de métier, il s’érige en symbole d’un état de carton pour qui l’écosystème national n’est qu’un simple paysage de cartes postales dont seule la beauté superficielle doit être préservée. 
 
C’est finalement l’action complémentaire du mensonge gouvernemental et de la désinvolture populaire face aux enjeux écologiques qui risque de pousser l’Amérique tout droit vers sa perte. Amuseurs clownesques d’une population somnambule, les politiciens cachent sous leurs excès de rhétorique leur rôle véritable de gardiens du secret, rôle qui leur est restitué ici. Certes, la portée de leurs pratiques obscurantistes est fortement exagérée ici, mais elle ne l’est que pour accentuer l’urgence de la transparence, cristallisée par le style « restored footage » adopté par le film. Le produit fini est un pamphlet indispensable, véritable présage de la fin des temps via les efforts concertés des adeptes du progrès, badauds inconscients ou entrepreneurs insensibles.
 
Le message est d’autant plus puissant que l’horreur diégétique est dantesque. S’attaquant au cœur de l’Amérique comme à ses autres viscères, les isopodes démesurés du récit s’acharnent particulièrement sur ses plus emblématiques représentants. Paradent ainsi sur fond de banlieue idyllique une ribambelle de policiers buboniques, de piscivores vomissant, de miss décharnées, d’obèses au ventre palpitant et d’enfants cramoisis sur lit de cadavres transpercés d’où sortent de sombres bestioles à carapace. C’est la solution finale. Celle d’un écosystème meurtri qui rétablit finalement la balance, sacrifiant une humanité trop gourmande à la gourmandise de ses plus primordiaux agents. La justice faite chair contre l’avarice astrocidaire.
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Critique publiée le 19 mai 2016.