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Zardoz (1974)
John Boorman

Dans la tête des dieux

Par Philippe St-Germain
Zardoz est rempli de têtes désincarnées et mouvantes. Ces masques sont les formes visibles de démiurges manipulateurs qui s’exécutent dans l’ombre, et dont les gestes ont de lourdes conséquences sur leurs sujets. La toute première séquence donne le ton : une tête flottante, celle d’Arthur Frayn, se présente comme le malin génie responsable de tout ce qui va suivre ; il est, dit-il, le marionnettiste qui contrôle tous les personnages, qui oriente les développements de l’intrigue. Cette entrée en matière[1] met immédiatement le spectateur dans le secret, offrant un cadre cynique au reste du film : Frayn devient une sorte de projection du scénariste-producteur-réalisateur John Boorman puisqu’il orchestre, depuis les coulisses, la vaste entreprise dont on comprendra peu à peu les rouages véritables.
 
Comme dans la publicité, mais aussi comme dans la religion, semble surtout dire Boorman, le message apparent en cache toujours un autre, plus ample, déconcertant et contraignant. Frayn voyage après tout dans un véhicule qui est, à maints égards, l’emblème par excellence du film : Zardoz, une immense tête grise aux allures de Moïse furieux déballant ses commandements et ses armes à un peuple de « brutes » soumises. Si cette tête-dieu est une icône difficile à oublier, elle accentue cependant, par ricochet, les insuffisances de Zardoz sur le plan de l’image : trop souvent, c’est-à-dire lorsqu’il n’est plus question de la fameuse tête, les idées et les concepts peinent à trouver un mode de représentation à la hauteur de leur ambition. Boorman a maintes fois avoué avoir voulu trop en faire. Ces lacunes expliquent en partie pourquoi on s’est beaucoup moqué du film, depuis sa parution — surtout des costumes et d’un certain maniérisme. Ce dernier aspect est évident quand les immortels expulsent un des leurs et le transforment en renégat : du jeu des acteurs à la chorégraphie qui accompagne cette (involontairement) amusante lutte des esprits, tout est gros, trop gros même. L’ambition et ses dangers étant au cœur de sa trame narrative (et de la trajectoire de son héros, Zed [Sean Connery]), la cohérence de Zardoz n’est pas trop atteinte par ces moments de folie, mais ils lui enlèvent tout souffle épique.
 
Brute rebelle, Zed se cache dans la tête grise, élimine (en apparence, du moins) son commandant et gagne les terres luxuriantes habitées par des immortels. Dans l’an 2293 imaginé par John Boorman en effet, la mort n’existe plus pour une caste de privilégiés : ce n’est qu’un moment transitoire vers la reconstruction synthétique d’un corps ainsi condamné à l’existence éternelle. Car l’immortalité est ici — comme dans d’autres histoires de science-fiction — un châtiment dont les protagonistes s’extirperaient volontiers ; cette quête oriente d’ailleurs le dernier acte du film. C’est que la vie perpétuelle est une autre sorte de mort : celle des sens, du désir et du plaisir ; les immortels sont autant de morts-vivants engourdis, voire endormis. Mais passibles, aussi, d’être réveillés par Zed, qui leur apporte la bonne nouvelle en forme de mort. Boorman suggère une comparaison entre deux types d’anesthésie : à celle des immortels (Olympiens blasés) s’ajoute l’engourdissement général des brutes soumises aux commandements du faux dieu Zardoz. Les uns et les autres sont à la remorque d’un destin qui les écrase.
 
Zed est d’abord présenté comme une brute parmi d’autres, parfait spécimen de sa cohorte. Dès son arrivée dans le monde des immortels, il est un poisson hors de l’eau qui apprivoise un univers complètement neuf, comme le personnage interprété par Lee Marvin dans un autre film — beaucoup plus efficace — de Boorman (Point Blank [1967]). Mais les rôles s’inversent bientôt quand les immortels le contemplent comme s’il était la relique d’une époque révolue. Ils parlent de lui à la troisième personne (« it feels ! », s’exclame une observatrice) et il est encagé avec les autres animaux d’une nouvelle arche de Noé. Zed — souvent traité de monstre par Friend, un immortel avec lequel il développe un lien privilégié — prend progressivement les traits d’un héros prométhéen car il trouble l’ordre de la nature et devient un agent du désordre dans un monde aseptisé, en mal de chaos.
 
Première de trois incursions consécutives — plus ou moins heureuses[2] — de John Boorman dans le cinéma de genre[3], Zardoz offre une vision personnelle, profondément bizarre, parsemée de contradictions et d’hésitations qui entraînent parfois un visionnement laborieux. Le futur qu’on y montre regorge de touches archaïques, avec la présence soutenue de la nature et de productions culturelles millénaires. Ce futur conservant des traces du passé trouve son expression la plus claire dans un musée où s’accumulent les œuvres d’art. Le nom même du faux dieu — et le titre du film — est un morceau emprunté à The Wizard of Oz, dont le personnage titre s’efforce lui aussi de projeter une forme plus impressionnante que ce qu’il est vraiment ; c’est la lecture de ce livre qui permet à Zed de connaître la véritable nature du faux dieu. Ce rôle crucial de la culture populaire dans l’arrière-plan mythologique de Zardoz est plutôt inattendu, les autres références culturelles relevant surtout des beaux-arts et de la culture savante (des sculptures grecques aux tableaux de Van Gogh en passant par l’usage récurrent d’un extrait de la septième symphonie de Beethoven). La tension entre le passé est le futur est au fond l’une des illustrations les plus représentatives de Zardoz et de l’approche de la science-fiction que l’on y préconise : un cinéma tendu entre les extrêmes, jusqu’à l’éclatement.


[1] Dans son commentaire enregistré pour l’édition de 2000 sur DVD, John Boorman affirme avoir ajouté cette scène introductive après avoir complété son film, espérant ainsi rendre le récit plus clair.
[2] Il fut suivi par Exorcist II : The Heretic (1977) et Excalibur (1981).
[3] Notons que, de son côté, Sean Connery renouerait bientôt avec les immortels, la queue de cheval et les costumes… singuliers, d’abord dans Highlander (1986), puis dans le tristement célèbre Highlander 2 (1991), régulièrement considéré comme l’un des pires films de tous les temps. Certains cinéphiles suggèrent d’inclure Zardoz dans le même groupe, ce qui me parait outrancier.
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Critique publiée le 8 mai 2016.