WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Mirage, Le (2015)
Ricardo Trogi

Affronter le néant

Par Sylvain Lavallée
Il paraît que l’argent ne fait pas le bonheur et que la pelouse est toujours plus verte chez le voisin ; nous voilà bien renseignés. Aussi, tous les hommes sont des cochons et les femmes devenues mères sont castratrices : comment, dans de telles conditions, universelles il va sans dire, inévitables, prétendre à une vie familiale heureuse ? Ce bonheur ne peut être qu’un mirage, c’est évident !
 
Oui, avec Le mirage, nous sommes dans le domaine du cliché, mais le cliché, en soi, n’est jamais un problème : il est tout à fait possible de nous rappeler que la pelouse est toujours plus verte chez le voisin de manière nouvelle. Nous pourrions même dire qu’il s’agit là de la tâche première du cinéma, prendre ce que nous croyions connaître, le quotidien, les clichés, la banlieue et son aliénation, et nous les remettre sous les yeux pour nous les faire voir à nouveau pour la première fois. Il serait donc tout à fait possible d’être à nouveau surpris par une œuvre qui nous dirait que l’argent ne fait pas le bonheur ; tout est une question de point de vue.
 
Or, de point de vue, dans Le mirage, il n’y en a pas, aucune singularité dans le scénario ou la mise en scène qui pourrait nous révéler la présence d’un individu apportant sa vision personnelle sur ce qu’est le mirage d’une vie familiale heureuse. Un point de vue n’assure peut-être pas le succès d’une œuvre, mais un point de vue nous donne au moins quelque chose à débattre, une idée à se mettre sous la dent, quitte à la rejeter, alors que le cliché, nous le connaissions avant même de voir le film, il ne nous apporte rien de plus. Même s’il se veut dénonciateur, même s’il prétend révéler l’état des choses, le cliché sera toujours réconfortant puisqu’il ne nous concerne jamais : nous ne nous identifions pas à la « normalité », à ce qui appartiendrait à tous, mais au contraire à l’individualité, à ce qu’il y a de différent chez autrui mais de pourtant semblable à nous. C’est précisément pourquoi le cliché tyrannise, pourquoi les films sur la banlieue présentent en général des personnages qui peinent à exprimer leur individualité derrière les rôles sociaux qu’on leur impose : si le cliché nous exprimait, si nous nous reconnaissions en lui, il n’y aurait nulle tyrannie, nous pourrions nous épanouir en nous affirmant fièrement comme les clichés que nous sommes.  
 
Mais prenons le personnage interprété (et écrit) par Louis Morissette, Patrick Lupien : il exulte de partout la « normalité », ou du moins ce que l’on comprend, dans certains cercles peu fréquentables, comme étant un père québécois banlieusard fortuné « normal », un cliché qui n’est pas du tout critiqué, c’est-à-dire que cette construction sociale du mâle moderne tout droit sortie d’un mauvais numéro d’humoriste ringard est assumée comme vraie et le « mirage » se situe ailleurs. Le film procède à l’envers, pour ainsi dire, Patrick Lupien n’est pas prisonnier d’une image qu’on attend de lui, de ce cliché qui lui serait imposé, il est ce cliché et rien de plus, alors il souffre essentiellement de ne pas avoir assez d’argent pour pouvoir continuer à le vivre en l’appréciant. Patrick est un parfait salaud et son grand drame c’est de ne pas pouvoir continuer à l’être, de ne pas pouvoir imposer ses fantasmes sur le monde ; s’il finit exclut de ce monde, ce n’est pas parce qu’il a été incompris ou mal perçu (comment pourrions-nous mal comprendre un cliché, par définition connu de tous ?), mais parce qu’il n’a plus les moyens ni la force de continuer à s’imposer.
 
Peut-être qu’un peu de mise en scène aurait pu sauver un tel scénario, il aurait suffi soit d’une distance critique, soit d’une manière de miner le point de vue de Patrick de l’intérieur ; or, le film hésite constamment entre ces deux pôles, ce qui rend le statut des images pour le moins douteux. Les images et commentaires misogynes qui parsèment le film ici et là peuvent toujours être attribués à la subjectivité de Patrick, mais si celui-ci se trouve au centre du récit, il n’en est pas l’unique moteur et parfois le même plan effectue des changements de perspective qui laissent donc supposer que le film, pris dans son ensemble, adopte le point de vue d’un narrateur absent, celui du grand imagier diraient nos professeurs d’université. Le même plan peut donc s’attarder sur une paire de fesses féminines qui monte un escalier pour ensuite prendre ses distances et laisser deux personnages discuter face à face en continu : quel est donc ce choix étrange qui se permet un gros plan carnassier pour ensuite se distancier du regard malsain de Patrick dans les moments plus anodins ? Pourquoi partageons-nous toujours pleinement la misogynie de Patrick, ça ne gêne pas la caméra, alors que quand lui est confronté nous avons le droit à un plan distancié, comme si tout à coup les deux points de vue qui s’affrontent étaient aussi valides, comme s’il fallait suspendre notre jugement sur Patrick, lui donner la chance qu’il réclame ? Et ce, d’ailleurs, même quand il s’agit de discuter une tentative de viol – mais que peut-il y avoir d’ambigu dans le viol ?
 
C’est qu’il faut le comprendre, notre pauvre Patrick, s’il avait encore de l’argent et si sa femme avait encore sa libido, il n’en serait pas arrivé là (!) : après sa tentative de viol, la caméra suit longuement Patrick de dos, comme s’il fallait porter avec lui le poids du désespoir qui l’a mené à ce geste, alors que la victime importe peu dans le propos du film, elle est ramenée à une simple étape dans la progression dramatique de Patrick (un viol utilitaire pour le scénario, quoi). De même, le film laisse systématiquement dans le hors-champ tous les malheurs que Patrick a causés aux autres sur son chemin, notamment à la fin, son retrait forcé du monde en conclusion n’étant pas présenté comme une heureuse délivrance, il semble plutôt que nous devons méditer sur le malheur de Patrick. Peut-être que certains peuvent s’identifier au désespoir de ce cliché dépossédé de ses moyens, mais le problème, pour être clair, ce n’est pas que Le mirage propose de nous identifier à un salaud (bien des films, réussis, l’ont fait auparavant), mais que tous les points de vue qui lui sont opposés sont systématiquement relativisés par la mise en scène, alors même qu’elle adopte et représente franchement la subjectivité de Patrick ; il n’y a donc rien, à l’intérieur du film, qui offre une quelconque perspective critique, ni de distance avec le personnage ni de manière de le confronter de l’intérieur. Il ne reste que le cliché, dans toute sa plénitude.
 
Certes, il faut faire confiance en l’intelligence du spectateur ; c’est vrai, mais l’intelligence du spectateur doit être aiguillée par une autre intelligence, elle doit se mesurer à des idées proposées, elle doit donc réagir à quelque chose, à un point de vue. La « neutralité », l’absence de jugement, parfois vantées par un pan de la critique par rapport à un certain cinéma contemporain (celui que l’on dit « distancié »), sont les ennemis de l’art en ce qu’ils supposent un effacement complet du cinéaste par rapport à son sujet plutôt qu’un engagement envers le monde et son art. Alors même si c’est évident que Patrick est un salaud, l’intelligence et le jugement du spectateur se heurtent à un vide, il n’y a rien pour nous le révéler autrement que comme un cliché, aucun regard neuf sur ce qu’est un salaud de la banlieue, il n’y a donc rien sur quoi appliquer notre intelligence et notre jugement. Il ne reste que le néant d’une représentation qui ne représente rien du tout, puisque pour re-présenter, il faut d’abord qu’il y ait un monde présent devant la caméra.
 
Et c’est cela, évidemment, le grand mirage de ce film : penser qu’il représente une réalité quelconque. 
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Critique publiée le 2 août 2016.