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Far From Heaven (2002)
Todd Haynes

La banlieue du « qu’en-dira-t-on »

Par Claire-Amélie Martinant

L’automne nous envoûte de son dégradé de couleurs chaudes et chatoyantes, la musique d’Elmer Berstein nous berce tranquillement dans un état mélancolique et désenchanteur pendant que se déroule sous nos yeux la plus banale des scènes familiales des années 50 dans le Connecticut : Cathy Whitaker, mère au foyer, récupère sa fille à son cours de ballet après être allée faire des courses et rentre au volant de sa Chevrolet, dans sa banlieue magnifique de la petite bourgeoisie américaine où les arbres s’élèvent majestueusement au ciel et les larges allées témoignent d’un espace luxueux. Les petits aléas de la vie quotidienne s’enchainent telle une chorégraphie maintes et maintes fois répétée et nous savons d’ores et déjà que la suite ne sera pas flamboyante et que cette vie aux allures parfaite sera bientôt détournée de son chemin tout tracé.
 
Cathy Whitaker apprêtée pour un souper chez des amis, attends son mari, Franck Whitaker qui n’arrive pas. Puis la sonnerie du téléphone vient la délivrer de son inquiétude. Il est retenu au poste de police pour une raison nébuleuse et lui demande de venir le chercher. À partir de là, se succéderont mensonges et dégringolades qui mettront à mal leur bonheur faussement acquis et les entraîneront dans des révélations amoureuses à contre-pied avec leur époque.
 
À l’instar de la publicité trônant dans leur salon, « Mr. & Mrs. Magnatech choose nothing but the best for their home! », Mr. et Mrs. Whitaker sont les récipiendaires d’une vie familiale et matérialiste linéaire aux allures irréprochables, confortés par l’adulation de leurs pairs et de leurs amis acquiesçant à qui mieux mieux leur réussite, qui plus est pressurisés par le guide de la bonne épouse et les conventions sociales.
 
Car voilà que le château de cartes s’écroule, telle la comptine anglaise Humpty Dumpty :
 
Humpty Dumpty sat on a wall
Humpty Dumpty had a great fall
All the king’s horses and all the king’s men
Couldn’t put Humpty Dumpty together again
 
Dans une société où l’homosexualité est une tare dont la « rémission complète » varie entre 5 % et 30 % des cas, Franck Whitaker, incapable de faire face aux jugements moraux, se laisse embourber dans la honte et la frustration et dérive dans l’alcool et la violence domestique, seules échappatoires à sa portée. Cathy Whitaker, qui en fait les frais, trouve un peu de réconfort auprès de son jardinier de couleur noire, Raymond Deagan qui se montre attentionné et bienveillant. Cependant, elle fait l’erreur impardonnable de converser avec lui en public lors d’une exposition d’art moderne et est immédiatement condamnée par sa communauté qui la regarde avec dégoût et mépris et la rejette tel le vilain petit canard du conte d'Andersen. Quant aux enfants, ils sont tout simplement relégués au second plan, et rejetés eux aussi, par leurs parents, infériorisés et considérés comme inaptes à saisir les problèmes du monde adulte.
 
Avec une justesse incroyable, Todd Haynes, nous invite au cœur de la crise identitaire américaine des années 50 faisant de la banlieue son terrain de prédilection. Révélant avec cruauté la suprématie du « qu’en-dira-t-on », Far From Heaven, nous met face aux interdits moraux d'une banlieue subissant de plein fouet les conséquences de la reconstruction d’après-guerre valorisant la consommation et l’élévation sociale comme seules réussites aux dépens de la liberté d’expression et de l’indépendance d’esprit. Le formatage s’enivre de plus belle et laisse sa trace manipulatrice sur la classe moyenne, nouvellement embourgeoisée qui ne se préoccupe seulement que du superficiel : dans un monde où le choix d’une tenue coquette pour une femme se doit de répondre aux codes de couleurs, arborée d’un maquillage digne d’une soirée chic et d’un sourire tous azimuts. Cancans, racontars et commérages se livrent lors de « réunions entre amies autour d’un daiquiri » et par le combiné téléphonique, susceptible sonner à toute heure du jour. Gloussements, sournoiseries et critiques, prennent le dessus sur l’honnêteté, la compréhension et l’authenticité. Précurseurs des bouleversements de la société américaine visant l’abolition de la discrimination raciale et des genres, Cathy et Franck seront mis à l’écart au nom de leur attirance outrepassant le cadre monolithique de l’union entre une femme et un homme de couleur blanche, et subiront les conséquences du système de pensée unique sans d’autres choix que de vivre caché (Franck) ou de céder à la pression sociale en renonçant à la possibilité d’un nouvel amour (Cathy).

Au plus proche de la vérité, Todd Haynes, dirige avec exactitude ses acteurs, tirant le rideau sur un monde qui, loin d’être révolu, souligne les souffrances et les malheurs propres à la non-conformité, faisant l’éloge de l’ignorance et de la peur. De cette tragédie, car chacun d’eux aurait pu trouver le bonheur auprès d’un autre, l’on retiendra l’allure chafouine de Cathy lorsqu’elle essaye tant bien que mal d’extirper de son mari les échanges qu’il a pu avoir avec son psychiatre censé « réajuster » son attirance sexuelle ; ce petit coin de paradis au milieu des bois où des marches de pierres assemblées imitant l'amphithéâtre romain, semblent être tombées du ciel et se reflètent dans un petit plan d’eau naturel rappelant à Cathy que le bonheur est à portée de main, même avec son jardinier de couleur noire ; ou encore la réunion entre voisines toutes vêtues de parures aux tons automnaux concordant parfaitement les unes avec les autres, se livrant à des confessions intimes sur le nombre de fois où elles se doivent de faire l’amour avec leur mari, remplissant une obligation de plus dans leur vie de ménagère ; et pour finir, les phrases délicieusement convenues que Franck déclame à sa femme, tel un Don Juan endimanché et dont l’effet reste éphémère. L’esthétique de « Loin du paradis » fait état d’une Amérique pastichée, construite sur un modèle de banlieue qui se veut tout en apparence et ne se soucie pas de ce qui se cache sous l’artificialité latente. Tel un reflet dans une eau sujette à un courant qui s’efface et se trouble, le modèle imposé par la banlieue blanchissant les esprits perd petit à petit de sa véracité et, malgré son emprise, voit son pouvoir s’amenuiser.

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Critique publiée le 31 mars 2016.
 
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