WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Spy Who Came in from the Cold, The (1965)
Martin Ritt

Les fils barbelés

Par Olivier Thibodeau
Il est minuit moins une quand l’espion qui venait du froid finit par craquer. Exténué par un long chemin de croix l’ayant ramené tout droit vers son point de départ, le personnage de Richard Burton s’emporte, livrant pour l’occasion une diatribe mémorable. « Tu prends les espions pour des saints, pour des philosophes mesurant le pour et le contre selon l’Évangile de Dieu ou de Karl Marx », demande-t-il à sa copine médusée. « Erreur, poursuit-il passionnément, ce n’est qu’une bande d’imbéciles, de minables, de salauds comme moi, des pauvres types, des ivrognes, des pédés, des cocus, des fonctionnaires qui jouent sottement aux cow-boys et aux Indiens pour égayer leur existence vide ». Voici les paroles d’un homme désabusé, d’un anti-Bond qui réalise soudain que sa fonction dans la chaîne d’information est celle d’un maillon mou et interchangeable. Ce dur constat fouette également le spectateur puisqu’il est ainsi confronté à une vision totalement cynique de l’espion, dont l’impuissance diégétique parasite l’image héroïque scellée dans l’imaginaire collectif depuis Dr. No (1962).
 
Richard Burton incarne ici Alec Leamas, officier britannique responsable des opérations d’espionnage en RDA. Suite à l’exécution d’un de ses agents, Karl Riemeck, à quelques mètres du mur de Berlin, il est promptement rapatrié à Londres pour réaffectation. Constatant son inconfort à l’idée d’occuper un poste administratif, c’est là que son patron lui suggère une nouvelle mission. Devant attirer l’attention d’un malicieux est-Allemand nommé Fiedler, Leamas devra feindre la désillusion professionnelle et le désir de défection. À cette fin, il sera contraint d’accepter un poste minable de libraire à la solde d’une vieille bureaucrate intransigeante, ainsi que de cultiver une allure d’ivrogne volatile. Remplissant son rôle à merveille, surtout que celui-ci lui sied comme un gant, il parvient même à se faire arrêter pour voie de fait à l’encontre d’un épicier ayant refusé de lui faire crédit. Suite à son emprisonnement, les hommes de Fiedler l’attendent à la sortie du pénitencier, certains que son amertume le prédispose à livrer d’importants secrets d’état. Il est alors invité dans un cottage alpestre en RDA, où il devra assister Fiedler dans l’investigation de son patron, Hans-Dieter Mundt, agent britannique honni que Leamas devra protéger malgré lui.
 
Treillis d’images pittoresques d’une soirée pluvieuse au point de contrôle américain, le générique d’ouverture nous montre le nom des trois acteurs principaux sur fond de fils barbelés. La métaphore graphique est puissante puisqu’elle suggère une série d’existences tortueuses chaotiquement entremêlées afin d’assurer la protection de deux idéologies insaisissables, celles-là même qui sont protégées physiquement par les fils. À ce titre, elle supplante d’ailleurs l’idée de « chaîne » cultivée par un scénario qui multiplie les références aux links (« maillons ») unissant les personnages. En effet, bien que le terme « chaîne » connote à merveille la nature carcérale de la vie de l’espion, l’idée du fil barbelé sied encore mieux à son caractère masochiste et sournois, particulièrement dans le cas de Leamas, pour qui le sens du devoir est synonyme du sacrifice de soi.
 
Les méandres de l’intrigue conçue par John Le Carré servent ici une double fonction. Non seulement permettent-ils l’égarement du spectateur au cœur d’un mystère touffu aux allures de puzzle, mais ils causent aussi l’égarement de l’espion lui-même. Simple pion dans les machinations obscures des deux superpuissances en présence, Leamas ne possède en effet qu'une vision périphérique de l'épaisse trame dont il fait involontairement partie. D'indice en indice, d'ordre en ordre, il évolue dans la diégèse à l'instar du spectateur, ne découvrant le but de sa propre mission qu'au gré d'un laborieux travail de reconstitution. Prisonnier de la toile tendue pour lui, forcé d’obéir aux moindres ordres de ses supérieurs, qui lui dictent non seulement les grandes lignes de sa conduite, mais aussi les détails de sa consommation d’alcool, Leamas renonce ainsi à sa propre volition, n'exerçant plus qu'un contrôle illusoire sur son existence. C'est d'ailleurs là que repose le noyau du drame, et le poids symbolique de l'œuvre, soit dans l'instrumentalisation du héros, qui n'apparaît plus comme un aventurier aux ressources illimitées, mais comme un simple et anonyme exécutant.
 
Constamment à la traîne, objet scénique retardataire que la caméra doit s’efforcer de retrouver dans l'espace au gré de travellings constants, Leamas est toujours un peu décalé de sa propre réalité. Tout au long du film, le lieu précède ainsi toujours le protagoniste. Qu'il s'agisse de la guérite d'où il attend la venue de l'agent Riemeck, de la bibliothèque où il vient quémander du travail ou de la chambre qu'il occupe dans le cottage de Fielding, ces espaces nous sont toujours dévoilés avant le protagoniste lui-même, si bien qu'ils apparaissent comme autant de scènes prédisposées à sa venue. Cette constatation nous force du coup à admettre l'existence d'un metteur en scène tapi derrière le décor, tirant les ficelles attachées aux poignets et aux mollets de Leamas, manipulant non seulement ses moindres mouvements, mais aussi ses moindres sentiments.
 
D'emblée, l'exécution de Riemeck sous le regard impuissant de Leamas nous frappe comme un scénario pervers visant à stimuler sa haine à l'égard de Mundt, haine qui finira ultimement par convaincre le présidium communiste du caractère revanchard de ses accusations contre lui. Rapatrié à Londres suite à cet événement traumatisant, on constate  le regard défait du protagoniste alors qu'il se dirige vers le bureau de son patron à bord d'un véhicule conduit par le chef du personnel. « Mon emploi est passionnant », déclare alors ce dernier en réponse aux questions de Leamas, « on connaît le sort de tout le monde ». Cette idée de sort (« fate » en anglais) est lourde de conséquences puisqu'elle suggère ici un parcours prédéfini par l'institution étatique, laquelle profite du désespoir, de l'alcoolisme et du pragmatisme de son agent pour mieux le manipuler, allant même jusqu'à précipiter son amourette avec Nancy Perry. Collègue libraire, membre du parti communiste britannique, cette jeune femme rencontrée « au hasard » jouera en effet un rôle déterminant dans l'affaire, servant de témoin-clé lors du procès de Mundt.
 
Le spectacle du joug de l'espion, même s'il sert également les impératifs réalistes de l'œuvre, s'inscrit ici dans une démarche iconoclaste visant à révéler les effets pervers du déterminisme idéologique des individus. Motivés surtout par leurs allégeances politiques, les personnages du récit se transforment ainsi en agneaux sacrificiels, victimes naïves de deux blocs monolithiques dont les intérêts priment invariablement sur ceux de leurs membres. Leamas, pour qui l'obéissance inconditionnelle aux ordres constitue un aveuglément volontaire, Perry, dont les passions communistes constituent le caractère distinctif, et même Fiedler, dont la bonne foi en la justice soviétique causera sa perte, se révèlent alors comme de simples marionnettes mues par les gardiens de la doctrine. Au même titre, et c'est là que le bât blesse, le spectateur lui-même se retrouve ici dans une position de sujétion idéologique, poussé à délaisser l'Évangile de Fleming pour celui de Le Carré, et à sacrifier l'idéal héroïque associé à la figure de l'espion. Manipulé par le film, celui-ci subit finalement le même sort que le pauvre Leamas, se retrouvant allongé dans la fange abjecte sise au pied du mur, déchiré fatalement entre le désir de réalisme et la soif d'idéal.
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Critique publiée le 11 février 2016.
 
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Panorama-cinéma Volume 3. Numéro 3.

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