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A Corner of Heaven (2014)
Miaoyan Zhang

Le paradis perdu

Par Olivier Thibodeau
Miaoyan Zhang, cinéaste-orchestre derrière Xiaolin Xiaoli (2007) et Black Blood (2011) nous revient aujourd’hui avec le subtil et glacial A Corner of Heaven, complétant ainsi avec panache son inquiétant triptyque sur les dessous du miracle chinois. Poussant l’abstraction narrative toujours plus loin, son nouveau film incarne le thème de l’errance dans le fond et dans la forme, usant d’une caméra souple et aérienne afin de comparer les pérégrinations d’un jeune protagoniste miséreux à celles d’une nation entière prise au jeu d’un capitalisme dévastateur.
 
Outre la somptueuse photographie noir et blanc propre à l’auteur, le trait saillant de cet obsédant drame du quotidien est sans doute la nature libre et symbiotique de la caméra. Oscillant entre le point de vue du réalisateur et de son sujet, garçonnet déraciné de la ferme familiale, puis contraint à la vie dans une métropole labyrinthique, celle-ci permet d’établir un rapport complexe et intrigant entre l’observateur et l’objet de son regard. C’est donc avec un mélange de candeur et de désillusion que Zhang découvre les paysages ravagés que parcoure sans fin son héros dans une quête absurde pour la survie, trouvant un sens non seulement dans l’aspect inhumain de ses environs, mais dans le mouvement vain et perpétuel propre à son existence citadine. Il parvient du coup à dresser le portrait macroscopique d’une société à la dérive, grandissant à l’oblique parmi les ruines des traditions perdues dans le sillon du progrès.
 
L’esthétique de la ruine constitue ici l’une des clés d’interprétation essentielles de l’oeuvre, faisant de l’oppressant paysage urbain un élément narratif à part entière, hurlant par sa seule décrépitude l’état alarmant de la société qui en a précipité l’abandon. Fraîchement débarqué en ville, par-delà les arches cyclopéennes que forment les ponts nouvellement érigés au-dessus des gorges qu’il sillonne en charrette, le jeune homme est ainsi confronté au délabrement généralisé de l’endroit. L’objectif de la caméra le suit donc à la trace, alors qu’il croise de grandes usines éventrées, errant sans fin dans des carrières abandonnées et des champs jonchés de débris industriels. Il s’attarde également de façon particulièrement révélatrice aux chaumières décrépites et aux cours envahies de végétation où il fréquente divers opiomanes, petits et grands tirant sur le calumet avec la même avidité, baignant dans des volutes laiteuses qui semblent vouloir reléguer leur univers entier au simple souvenir.
 
De facture généralement naturaliste, l’expérience du film est souvent semblable à celle d’une promenade en ville. Or, Zhang use aussi de subtiles tactiques de distanciation afin de capturer l’état d’esprit insaisissable des âmes désemparées qui y vivent. Dépourvu de véritables enjeux dramatiques et chichement clairsemé de dialogues banals, son film en fait autant de fantômes ambulants englués dans une grisaille quotidienne rendue palpable par la somptueuse photographie monochrome et la multiplication des monolithiques parois pierreuses autour du jeune héros. Le réalisateur se permet même un recours à l’impressionnisme lorsqu’il s’adonne à un subtil jeu de surimpressions avec l’image d’une jeune femme opiomane cadrée à la suite d’un long travelling sur une série de fumeurs réunis dans une cour pour s’adonner au vice, évoquant grâce à un rare effet de style toute l’altérité de son expérience. Grâce à un usage libéral d’images en accéléré et en décéléré au gré des errances de son protagoniste, il parvient même à évoquer la désorientation d’un peuple entier coincé entre deux âges, forcé de se précipiter vers un avenir incertain malgré ses inséparables attaches aux traditions millénaires du Confucianisme.
 
Fort d’une mise en scène libre et subtile, dont la langueur exacerbée nous pousse sans cesse à communier avec son jeune protagoniste errant, A Corner of Heaven constitue une fascinante proposition de cinéma. Symbiose miraculeuse des points de vue décalés d’un auteur finement observateur, et d’un garçonnet perdu dans la mouvance fulgurante d’une nation avare de progrès, celle-ci bénéficie de la photographie dûment éthérée d’un monde de débris et de gravats qui ne semble plus jamais pouvoir être à hauteur d’homme. Et quoiqu’on puisse la targuer d’un certain misérabilisme, cette essentielle suite spirituelle à Black Blood en partage la même lucidité, usant d’images désespérément prosaïques afin de créer un astucieux portrait interactif de la Chine contemporaine. On assiste du coup au passage à la maturité d’un cinéaste à surveiller, essentiel portraitiste des limbes creusées dans le sillon du miracle chinois.
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Critique publiée le 3 novembre 2015.