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Roar (1981)
Noel Marshall

Règne animal

Par Alexandre Fontaine Rousseau
Le générique de Roar nous apprend que le long métrage de Noel Marshall a été « co-écrit et co-réalisé » par les lions, tigres, léopards, guépards et jaguars que l’on voit à l’écran. C’est une manière plutôt sympathique d’admettre que le réalisateur avait complètement perdu le contrôle de ce tournage catastrophique, au cours duquel plus de 70 acteurs et techniciens furent gravement blessés. Directeur de la photographie sur le film, le futur réalisateur de Speed Jan de Bont fut scalpé par un lion. Après cinquante points de suture et une chirurgie, on annonça à l’actrice Melanie Griffith qu’elle ne perdrait pas son œil. Quant à Marshall lui-même, il souffrira de gangrène des suites de ses innombrables blessures. Personne ne mourra, ce qui relève à proprement parler du miracle. Car Roar donne à Fitzcarraldo des allures de croisière paisible et mérite amplement son titre de « film le plus dangereux de tous les temps ». Il est au cinéma de gros félins ce qu’Intolerance est à l’âge d’or hollywoodien : un apex insurpassable dans le registre de l’excès, un sommet insurmontable d’ambitions mal avisées. Chaque plan provoque un vertige insoutenable. Chaque scène improbable, d’une violence indomptable nous ramène invariablement à cette même question : qui a pu croire qu’il s’agissait-là d’une bonne idée?
 
Voilà pourquoi Roar s’avère si fascinant. Sa démesure qui dépasse l’entendement transparaît à l’écran, l’expérience qu’il propose se révélant à proprement parler sidérante. Elle l’est en fait d’autant plus que le film se surpasse constamment, trouvant toujours le moyen d’aller plus loin, de repousser ses propres limites pourtant infranchissables. Elle l’est d’autant plus que sa périlleuse démesure semble aujourd’hui surgir d’une époque révolue où le spectacle cinématographique le plus inconcevable qui soit reposait malgré tout sur une forme de réalité que le numérique a tout bonnement effacée. Roar ne devrait pas exister, cela va de soi. Mais il s’agit surtout d’un film qui ne pourrait plus exister de nos jours; ou, plus précisément, d’un film que l’on pourrait créer si aisément, à l’aide de la technologie contemporaine, qu’il n’aurait jamais existé dans la forme fascinante qu’il possède ici. L’objet qui se trouve devant nous, en effet, est visiblement la somme imprévue d’une série d’accidents invraisemblables. Par-delà la peur authentique qui se lit dans les yeux des acteurs ayant à partager l’écran avec quatre ou cinq lions que personne ne semble en mesure de diriger, c’est le mouvement interne de la mise en scène qui semble jaillir de la présence des bêtes et de leur nature sauvage.
 
Si le film de Noel Marshall cherche à maîtriser la nature, c’est le règne animal qui prévaut au final et prend le contrôle du film. Les humains sont ici à la merci des animaux. Ils sont dirigés par ceux-ci. Autrement dit, ils ne « jouent » plus; ils se contentent de survivre, forcés par les conditions absurdes auxquelles ils sont confrontés à se comporter d’une certaine manière dans l’espoir de ne pas se faire tuer. Ce sont les félins qui décident de grimper, de mordre, de bondir à toute vitesse; et ce qu’il reste de mise en scène tente tant bien que mal de capter le chaos ambiant, à défaut de pouvoir le prévoir. Certaines séquences d’action sont évidemment composées à l’aide du montage, qui recrée certaines situations plus risquées en procédant à la juxtaposition d’images visiblement discontinues. Mais, très souvent, les acteurs doivent cohabiter avec les bêtes à l’intérieur d’un même cadre; et, dans ces moments d’une folie fulgurante, le courage et l’insanité s’entremêlent d’une manière inusitée qui confère au film un charme dément très certainement unique en son genre. Roar, il va sans dire, est aberrant. Mais il est impossible de détacher ses yeux de l’écran, tant l’inconscience dérangée des images projetées s’avère subjuguante.
 
Initialement, Roar tente de raconter l’histoire d’une mère (Tippi Hedren) et de sa fille (Melanie Griffith) qui se rendent en Afrique pour rejoindre un drôle de patriarche légèrement désaxé (Noel Marshall) qui consacre sa vie à une « étude » résolument nébuleuse des tigres et des lions. Cherchant à prouver que l’homme et l’animal peuvent coexister dans la paix et l’harmonie, ce dernier partage sa vie avec une imposante ménagerie dont le territoire semble s’étendre à toutes les pièces de la maison sans exception. Cette belle morale célébrant naïvement l’amour universel est, ironiquement, contredite par la quasi-totalité des scènes de Roar : les lions menacent constamment d’étouffer ou de défigurer les protagonistes humains avec leurs multiples marques « d’affection » et la relation qui se développe entre les comédiens de différentes espèces se révèle pour le moins tendue. Il suffit de voir Tippi Hedren repousser nerveusement les avances d’un lion, alors qu’il tente gentiment de prendre la pose l’instant d’un épilogue idyllique, pour comprendre que c’est plus compliqué dans la vraie vie qu’en théorie. Une chanson folk pleine d’espoir accompagne ce moment de tendresse, exacerbant l’émotion contradictoire que l’on ressent d’une manière loufoque : « Hey, haven't we tried to convince everyone not to hate. »
 
Le délire qui sert de fil d’Ariane à l’ensemble atteint ainsi un niveau paroxysmique lors de cette conclusion absolument abracadabrante où se succèdent des images (adorables) de gros chats se prélassant aux côtés de leurs amis humains et de mignons bébés félins miaulant pour la caméra. Mais le film, durant l’heure et demie qui a précédé, nous a déjà prouvé à maintes et maintes reprises que ce rêve de serrer dans nos bras le roi des animaux est impossible, qu’il s’agit là d’une illusion dont il faudra se défaire. Les bêtes dirigent le navire. Ils orchestrent ce spectacle fascinant. Une scène particulièrement révélatrice nous montre une bande de lions, installée confortablement sur le toit de la maison, qui observe avec amusement des humains faisant les pitres un peu plus bas. Ce sont eux, les spectateurs; et, comme l’avait admis Marshall d’entrée de jeu, ce sont eux qui réalisent, scénarisent et font la loi. Roar leur appartient. La savane leur appartient. La preuve est ainsi faite que l’on ne peut pas apprivoiser les chats sauvages, mais qu’il faut apprendre à les respecter. Faute de quoi on risque de se faire arracher la face. Œuvre improbable et indescriptible, Roar est un cas de figure à part dans l’histoire du septième art. Il faut définitivement le voir pour le croire.
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Critique publiée le 21 juillet 2015.