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Jurassic World (2015)
Colin Trevorrow

Dinos transgéniques

Par Mathieu Li-Goyette
C’est l’histoire d’un parc. Un parc fondé par un visionnaire, John Hammond – l’homme qui a dépensé sans compter –, et dont le clonage des dinosaures fibré à de l’ADN d’amphibien allait incarner le pouvoir d’évocation du cinéma pour toute une génération. À l’image de ces créatures importées de l’ère du Jurassique, ces antagonistes mi-numériques/mi-marionnettes prenaient corps, se matérialisaient à l’écran dans une fable mettant l’humanité en garde contre ses propres ambitions prométhéennes, mais aussi le cinéma contre l’usage outrancier des effets numériques. Car la part du trucage y était importante, voire cruciale, puisque de ses contingentes techniques a jailli toute une mise en scène de l’appréhension spielbergienne (travaillée depuis Duel et Jaws), où l’ondoiement dans un verre d’eau et la maîtrise du contrechamp parvenaient à rendre plausible et prenant le plus incongru des scénarios. On s’y étonnait finalement que la Nature ait pu donner aux dinosaures les fonctions reproductrices de la grenouille androgyne, mais ce n’était que pour nous faire comprendre qu’à vouloir tout reproduire, tout recréer, nous allions instaurer un monde aux paramètres déréglés et dont cette Nature, éternelle indomptable, allait se redresser et « trouver son chemin ». C’était la sage maxime en creux de ce premier parc.

La leçon de ce rutilant Jurassic World, un peu la redite transgénique d’un premier film élevé au grain et en liberté, serait plutôt qu’en dépit de toutes ces créations chimériques qui ont mal tourné, la franchisation du cinéma allait trouver son chemin, quitte à faire du parc original le canevas assez propret d’une autre métaphore, plus lourde mais pas plus intéressante, ayant pour sujet le gigantisme du divertissement grand public. Grand parc d’attractions calqué sur le modèle de Disneyland, ceinturé de boutiques commanditées et autres placements de produits qui se trouvent ici justifiés par la diégèse, ce World est l’occasion pour deux gamins, Zach et Gray, de passer du temps avec leur tante Claire (Bryce Dallas Howard), rigoureuse gestionnaire des installations. La métaphore dysnéenne est d’ailleurs appuyée à grand renfort de discussions avec les actionnaires du parc, ceux qui demandent des dinosaures « bigger, scarier, cooler » à des généticiens qui, pour les satisfaire, créeront de toutes pièces un super dinosaure, capable de camouflage et d’une intelligence hors du commun. À l’instar de la franchise qui, au dire des producteurs on l’imagine, avait besoin d’un nouveau dino, Jurassic World propose la mise en abyme de sa propre production, justifiant son existence même avec un scénario qui en prend constamment la mesure et qui, plus intéressé à ce jeu de dévoiement commercial, relègue la part humaine dans les marges du récit.

Difficile en effet de ne pas sentir la structure molle en dessous des préoccupations clichées des protagonistes. Encore plus difficile de ne pas regretter les personnages de Spielberg, ces intellos rusés qui renversaient les conceptions archaïques du récit classique, surtout quand ils sont succédés par Owen (Chris Pratt), une brute macho qui s’accapare tous les moments d’héroïsme, et Claire, femme de bureau coincée dans son tailleur et ses talons, incapable de tout sauf de se dévêtir un peu plus au fil des péripéties. Quant aux enfants, il faut dire qu’ils servent bien l’émerveillement du premier acte (celui qui sauve le film de la débâcle totale). Ils y visitent le parc, font les grands yeux face aux dinosaures et rejouent les cordes nostalgiques de toute bonne aventure se déroulant dans le coin d’Isla Nubar. Durant ces quelques séquences qui tentent d’agencer ce nouveau film aux précédents, c’est moins la mise en scène que le recours aux thèmes musicaux de John Williams qui parvient à dresser un pont entre les diverses générations de spectateurs qui s’attroupent aux guichets. La reprise est réussie, en ce sens qu’elle opère au niveau le plus docile de ses ambitions esthétiques et mythifiantes : reprise des logos, reprise de la mascotte en forme d’ADN, de la silhouette de Hammond/Attenborough pour en faire une statue, conduite des vieilles jeeps brunes et orangées, etc. Trevorrow se sert joyeusement dans le vieux placard cognitif des productions Amblin et mise sur une récupération strictement matérielle des éléments épars qui, pour plusieurs, constituaient l’âme du premier film (ou du moins sa consommation).

Le travail de Trevorrow est au demeurant tout à fait convenable et même malin par moments, même si sa mise en scène n’a rien de mémorable et qu’elle échoue à surclasser ce matérialisme d’antiquaire face à l’univers de Jurassic Park. Ses séquences d’action accusent la même éphémérité que toutes celles qui s’empilent dans le cinéma du tout numérique : des théâtres de batailles désincarnées, des luttes clinquantes sans gravité (au sens propre) et une caméra artificielle dont les impossibles envolées réitèrent constamment cette facticité désinhibée. Et ça, la part d’autoréflexivité dont se drape le scénario, scénario par ailleurs défendable seulement si l'on se plaît à contempler la prise de conscience d’un cinéma bousillé où l'image est analpha-bête, ne suffit en rien à l’excuser ni même à la faire oublier. La réalisation articulée sommairement autour des actions les plus mémorables du premier film a de la difficulté à surmonter la part de cynisme qui est en amont de son discours. Elle lutte constamment pour imposer des parcelles d’émerveillement dans cette structure duelle, nécessairement écrite à trop de mains (quatre scénaristes y sont passés), et dont la schizophrénie latente n’est pas plus articulée que tout le reste.

Cela, le film le doit probablement aux fameuses instances de la production qui cherchaient à redémarrer une franchise entamée il y a plus de 20 ans, car la grande idée à côté de laquelle passe Jurassic World et qui semble pourtant présente dès les premiers plans n’est pas celle d’une allégorie sur l’avidité des financiers (chose qui est tout au plus une bonne idée de financier qui a du flair). La grande idée, c’était celle de la réinstitutionnalisation des effets pratiques (ligne éditoriale qui semble déjà bien implantée dans la refonte de la saga Star Wars), quelque chose qui aurait été cristallisé par ces « bons vieux dinosaures » (le film le dit) qu’on aurait opposés au nouveau, complètement généré par ordinateur; un discours beaucoup plus important (et critique) que celui évidemment malhonnête de l’avarice étasunienne... Mais surtout un discours que seule l’industrie a les moyens d’intégrer à sa propre plastique.

C’est de cette conscience à la fois technique et émotionnelle dont répond le premier Jurassic Park (et nombreux des meilleurs films de Spielberg, parfaitement en équilibre entre les moyens de leur temps et les désirs oniriques du créateur) et face à laquelle Jurassic World se montre complètement inconséquent. Preuve en est : s’il faut encore parler de Spielberg alors qu’il n’agit ici qu’à titre de producteur exécutif, c’est parce qu’il y a peu de choses que Jurassic World fait bien sinon de parler du premier Jurassic Park et qu'en dépit de ses enseignements, il en accomplit finalement la prophétie, celle d’une science du divertissement dont l’Homme aurait perdu le contrôle.

Ce n’est donc plus l’histoire d’un parc. C’est devenu l’histoire du cinéma commercial contemporain, pris dans le vif de son propre cynisme numérique, justifiant sa finesse d'écriture éléphantesque à grand coup de tractations avec des images morcelées, dévidées, qui font du scénario la charpente d’un onéreux portfolio et des personnages des figures jetables, ineptes, blasées et bonnes à manger.
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Critique publiée le 16 juin 2015.