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Immortal Love (1961)
Keisuke Kinoshita

Mouvements contraires

Par Mathieu Li-Goyette
Le sort réservé à Keisuke Kinoshita par la critique et la cinéphilie internationales est profondément injuste. Habitué des festivals, frère d’armes de la trinité si célébrée du cinéma japonais d’après-guerre (formée par Akira Kurosawa, Kenji Mizoguchi et Yasujiro Ozu), voire plus populaire qu’eux dans son propre pays (un biopic lui a même été consacré en 2013), Kinoshita a probablement été trouvé coupable de cette éternelle versatilité qui traverse son œuvre. Il est en effet impossible de le restreindre à un genre ni même à une époque et tout aussi impossible de lui abonner des comédiens. Il a néanmoins développé un style tout à fait prégnant aux côtés de son directeur de la photographie Hiroshi Kusuda. Responsable de l’identité visuelle et lumineuse des films de Kinoshita depuis son tout premier (la comédie absurde et fort joyeuse Le port en fleurs, de 1943), Kusuda est encore aux commandes lors du tournage d’Un amour éternel. Les thèmes les plus chers à Kinoshita y sont pleinement déployés (le conflit intergénérationnel, le poids de la tradition et de la transmission, le frottement du temps contre le cœur) et les environnements (une montagne volcanique, quelques domaines épars et des champs à perte de vue) leur permettent une liberté totale. Un amour éternel marque ainsi l’apothéose d’un style tout en contrastes, fait de contre-jours qui viennent découper avec précision la silhouette d’amants éperdus à travers champs dans une mise en scène d'élans vigoureux brutalement interrompus.

Un amour éternel
est divisé en cinq actes distribués plus ou moins également entre 1932 et 1961. Sadako (Hideko Takamine, la grande actrice de Mikio Naruse) est aux côtés de Heibei (Tatsuya Nakadai, héros par excellence du cinéma japonais des années 1960). Elle enfant de paysan, lui d’un riche propriétaire terrien, ils vivront ensemble dans un intolérable calvaire trouvant sa source dans un viol originaire que les personnages s’efforcent peu à peu d’oublier, mais que la mise en scène ne cesse de ramener à la surface. Incarnée par leur fils aîné, fruit de cette première nuit barbare, l’agression de Sadako par son mari est à la source de tous les maux du film, transmis de génération en génération dans un récit qui fait des origines de tout un chacun le centre d’attraction du mélodrame. D’origine bourgeoise ou d’origine paysanne? Né d’amour ou de violence? Ce sont ces questions qui définissent chacun des personnages d’Un amour éternel.

À l’image de La Tragédie du Japon (1953), de Vingt-quatre prunelles (1954) et de La Rivière Fuefuki (1960), Kinoshita est le fin biographe des citoyens. Il réfléchit ses films comme des épopées familiales étirées sur des décennies (voire des siècles dans Fuefuki) et se plaît à articuler ses récits non pas par des actions, mais bien par des états. Chaque épisode se veut le portrait d’une certaine frange de la société japonaise. Les militaro-impérialistes du premier épisode sont tout à l’opposé des étudiants engagés du dernier, ceux qui manifestèrent en 1961 lors des renégociations du traité entre les États-Unis et le Japon. Entre ces deux extrémités, la réforme agraire de 1946 qui donne aux paysans le droit de propriété des terres qu’ils cultivaient depuis des générations pour la famille de Heibei et cause le démantèlement progressif des richesses du clan. Le passage vers la modernité qu’illustre Kinoshita passe ici par la redistribution équitable des richesses et le renversement d’une classe princière par un pouvoir politique relégué dans le hors champ, mais qui est pourtant à l’origine des principaux « états » que le film donne à voir. On y observe avec une acuité formidable comment l’intimité subit inévitablement le politique, mais aussi comment le Japon est un pays tiraillé, comment le mal d’une génération se transmet vers l’autre. Il faut d’ailleurs comprendre le titre sous sa forme japonaise : Eien no hito, que l’on pourrait traduire par « L’Homme de l'éternité » et qui doit être pris au sens d’une humanité chargée d'un flux ininterrompu (d’amour, de haine, de tensions), de quelque chose provenant de l'Éternité.

Mais si cette charge dramatique traverse si facilement tout le film, sans jamais qu’on ait besoin d’insister sur les multiples détails qui facilitent son transit, c’est notamment grâce à la mise en scène entièrement réfléchie en travellings et grâce à ce premier flashfoward mystérieusement épatant qui précède le générique. Pensé comme une tragédie romanesque, Un amour éternel mise non seulement sur un coryphée pour chanter les jointures qui plient les séquences les unes sur les autres, il s’érige en grand édifice mnésique grâce à l’ampleur des personnages et des sentiments qu’il souligne. À l’image de ce que Charles Tesson pointait au sujet de la version de Kinoshita de La ballade de Narayama (à savoir qu’il s’agissait d’un film de travellings roulant sur un mouvement gauche-droite et qui se termine par un court mouvement de repli droite-gauche), Un amour éternel peut facilement être vu comme la mise en scène de deux mouvements. Mouvements fuyants et mouvements contraires, vecteurs d’une fuite inespérée ou d’une rencontre émotivement brutale entre des personnages littéralement séparés par le passage des années que la structure réitère constamment.

Car ces mouvements de caméra servent à la fois à capter les nombreuses courses, mais aussi à jouer des brillantes profondeurs de champ qui viennent épaissir le relief donné aux paysages et aux espaces contigus. À cette véritable cartographie des lieux et du cœur, les répétitions musicales agissent comme les bornes du souvenir familial. Le thème d’Un amour éternel (composé comme toujours chez Kinoshita par son frère Chûji) se restreint le plus souvent à une mélodie de flamenco jouée à la guitare et accompagnée de castagnettes; les castagnettes en question viennent d'ailleurs reprendre le claquement contre le sol des sandales de bois de Sadako lorsqu’elle accomplit ces fameux mouvements. La musique vient donc appuyer le lyrisme des travellings en une somme harmonieuse, profondément opératique et qui surplombe le film avec une insistance, une force d’évocation et une forme d'intelligibilité dont peu d’œuvres peuvent se targuer.

C’est en ce sens que Kinoshita est un grand biographe : il fait de la mémoire intime une expérience purement cinématographique et fait sens d’une subjectivité sans cesse objectivée. Il extrait des existences des moments de basculement (politiques ou familiaux) et s’intéresse constamment à montrer comment la vie poursuit son chemin, comment son expérience agglutinante gonfle de l’intérieur en densité tout en la rendant infiniment plus fibreuse et complexe. Ainsi ses films épisodiques sont-ils de pures manifestations de la forme mélodramatique. Chaque épisode se veut plus lourd que le précédent, plus signifiant, car le recours aux mêmes lieux, aux mêmes espaces lyriques contribue à la formation d’un espace imaginaire constitué de tropes visuels et sonores, cumulations de détails infiniment proustiens qui font s’empiler la charge dramatique au fil du métrage. Cette dernière éclate enfin, dans les toutes dernières minutes, et particulièrement par ce dernier « Me masseras-tu la jambe à présent? » qui provoque un incroyable sentiment de vertige en recyclant les enjeux des premiers jours de leur relation. Par cette ultime phrase, délibérément suivie d’une fin abrupte, Kinoshita dresse un portrait grave de ce que sera le Japon des années 60 : une nation qui aurait trouvé une forme de stabilité dans un compromis voué à une destabilisation future, alors que pour la toute première fois du film, Sadako et Heibei cheminent ensemble, au sein du même mouvement.
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Critique publiée le 22 mai 2015.