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Profil Amina, Le (2015)
Sophie Deraspe

Rechercher Amina Arraf

Par Sylvain Lavallée
Avec son premier film, Rechercher Victor Pellerin, une enquête fictive sur un artiste inventé, Sophie Deraspe nous avait déjà prouvé qu’elle sait rendre le faux convaincant et même si cette fois, avec Le profil Amina, plutôt que de créer le canular, Deraspe le dévoile, il fallait également manipuler adroitement l’image pour ne pas, en exposant le faux, trahir son pouvoir de séduction. Avec notre savoir a posteriori, il est trop facile de regarder l’illusion de haut, de se demander, sceptique, comment quiconque a pu s’y laisser prendre : le défi, pour Deraspe, était donc de nous faire croire à nouveau à Amina Arraf, ou du moins à nous la faire désirer, à nous raconter au présent cette histoire datant de 2011, celle d’une gaie révolutionnaire vivant en Syrie, décrivant son quotidien difficile sur le blogue A Gay Girl in Damascus. En plein Printemps arabe, ce récit singulier de résistance à un régime violent suffit à attirer l’attention médiatique, qui atteint son paroxysme lorsqu’une entrée sur le blogue annonce qu’Amina aurait été kidnappée. Les initiatives internationales lancées pour la retrouver se heurtent vite à une impasse : nulle trace d’une quelconque Amina Arraf. Derrière cette identité virtuelle qui s’avère fabriquée il y aurait plutôt un certain Thomas J. MacMaster, un universitaire américain dans la quarantaine habitant à Edinburgh.

Il est peut-être d’autant plus difficile de croire aujourd’hui en Amina que ces faits semblent emprunter les allures de l’un de ces récits édifiants, déjà clichés avant le tournant du millénaire, servant à mettre en garde contre les dangers du web, quoique la supercherie prend ici des proportions que même les scénaristes de mélo de fin d’après-midi n’auraient osé imaginé. Les explications rationnelles n’y peuvent rien : oui, Amina avait une présence cohérente sur le web, qui s’étendait bien au-delà du blogue, depuis des années déjà; oui, le Guardian laissait sous-entendre qu’Amina avait été rencontré en personne alors que l’entrevue avait eu lieu par courriel; oui, elle semblait bien connaître la Syrie, ses lieux comme sa situation politique. Certes, mais il reste qu’aucun argument ne nous permet de bien comprendre la croyance si nous n’y avons pas d’abord cru nous-mêmes, il y a toujours une part qui résiste, qui voudrait répliquer « tout de même… ». Mais Deraspe, heureusement, ne nous permet pas de formuler cette objection : comme dans tout récit bien ficelé nous sommes encore surpris des revirements que nous attendions pourtant, Amina nous apparaît à l’écran aussi séduisante qu’elle a dû l’être pour ceux qui y ont cru en 2011, en particulier pour Sandra Bagaria, une Montréalaise qui a entretenu une correspondance érotique et amoureuse soutenue avec Amina.

Le profil Amina suit ainsi l’enquête de Sandra, reconstruisant les événements à partir de son expérience et des questions qu’elle pose aux divers intervenants, Deraspe cherchant de son côté, par la mise en scène, à nous faire éprouver autant que possible l’émotion de Sandra (opération précieuse même si elle ne peut demeurer qu’approximative). Et pour Sandra, en 2011, Amina était bien réelle, elle n’avait rien d’illusoire, alors il faut lui redonner vie à l’écran, un peu d’ailleurs comme Deraspe rendait son Victor Pellerin crédible : les images d’archive des insurrections en Syrie par exemple permettent d’ancrer Amina dans une réalité précise, comme l’intervention de personnalités de l’art contemporain montréalais authentifiait Victor Pellerin en l’intégrant dans un réel connu du spectateur. De plus, Victor n’était dans son film qu’un fantôme, jamais vu à l’écran, et puisqu’il avait soi-disant détruit ses œuvres, il ne restait aucune trace matérielle de sa présence, il n’existait que par la parole des intervenants – ou plutôt, cette parole allumait l’imagination, elle incitait à désirer Victor, qui n’existait finalement que pour les spectateurs qui voulaient bien croire en lui, ne serait-ce que le temps de la projection (ce qui, au fond, n’est pas si différent de ce que MacMaster a fait lorsqu’il a créé Amina, à la différence, essentielle, que Deraspe ne cache pas la nature de sa fiction). Amina, aussi, est avant tout un fantasme, à l’image elle n’est qu’un corps sensuel, son visage reste dans l’ombre, nous en savons juste assez sur elle pour lui donner une certaine consistance, pas trop pour ne pas brimer notre désir par une réalité qui nous plairait moins que ce que notre imagination nous fait voir.

Plutôt qu’une reconstitution dramatique de faits passés, Deraspe reconstitue donc un fantasme, celui de Sandra peut-être en premier lieu, quoiqu’il appartient aussi, à divers degrés, à tous ceux qui ont cru en Amina. En ce sens, Deraspe ne s’intéresse pas au faux, au mensonge de MacMaster, mais au vrai, à la Amina fantasmée par les intervenants du film (et à moins d’avoir une définition bien étroite de la vérité, les produits de l’imagination n’en sont pas exclus), une manière de mettre enfin de l’avant le point de vue de Sandra pour contrebalancer les médias qui, à l’époque, s’étaient plutôt empressés d’interroger le faussaire. L’exercice s’avère fascinant, en particulier dans la première partie du film, avant la révélation de la supercherie, mais il finit par trouver sa limite dans ce point de vue que la cinéaste suit trop étroitement, alors qu’il aurait fallu sans doute un peu de distance par rapport à ces questions du vrai et du faux pour dépasser les banalités d’usage.

En effet, il semblerait parfois que Deraspe se contente de (très bien) raconter, espérant peut-être que la réalité parle de soi, mais même s’il est évident que le cas Amina parle éloquemment de notre monde, ce qui va de soi est souvent la première chose qu’il convient de questionner. De toute cette histoire, devrions-nous seulement retenir qu’il faut se méfier du web, ou que les apparences sont trompeuses, ou que les journalistes devraient mieux vérifier leurs sources, ou que la fiction exerce une plus grande fascination sur nous que la réalité? Ce serait un peu court que d’en rester là, de ne pas se demander, par exemple, ce qui en est du concept d’identité aujourd’hui, s’il suffit de quelques manifestations sur le web pour créer un individu (ou, par extension, qu’est-ce qu’Amina me dit sur ma propre identité telle que je la projette sur ma page Facebook, mon blogue ou même dans une critique sur Panorama Cinéma, ou peut-être plus sur comment les autres me perçoivent à travers mon utilisation de ces plateformes?) Il faudrait peut-être ressortir son Baudrillard, ses simulacres et sa métaphore de la carte qu’il empruntait à Borgès pour l’inverser, une carte qui serait devenue notre toile virtuelle, recouvrant et cachant dorénavant notre monde – mais un simulacre n’est pas un faux, pas plus que le monde est un vrai, la prolifération du simulacre s’attaquant précisément à cette distinction entre le vrai et le faux au point de la rendre incertaine.

L’irresponsabilité du geste de MacMaster est indéniable, tout comme son arrogance d’homme blanc ayant voulu parler au nom des gaies syriennes, mais cela ne devrait pas nous empêcher de penser ce qu’implique ce geste. Le profil Amina malheureusement préfère en rester à la condamnation, peut-être pour ne pas accorder trop d’attention à quelqu’un qui en a déjà eu trop, ou pour éviter qu’encore une fois la fiction, le cas Amina, nous cache l’actualité syrienne, comme un des intervenants s’en désole. Les derniers mots, en tout cas, nous ramènent à ce conflit, comme si Deraspe voulait éviter de répéter les erreurs des médias qu’elle critique, mais il reste que ce qui fascine avant tout, et ce qui constitue le principal moteur du film, c’est encore une fois la fiction, le réel syrien demeurant une trame bien secondaire. Alors au final, Le profil Amina n’est ni tout à fait le film qu’il nous faudrait pour s’intéresser vraiment à la Syrie, ni tout à fait celui qu’il nous faudrait pour comprendre Amina, et en ce sens, le film se heurte plus qu’autre chose aux difficultés épistémologiques posées par notre monde 2.0, en nous faisant éprouver (efficacement) la confusion sans toutefois réussir à la penser.  
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Critique publiée le 20 avril 2015.