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Whiplash (2014)
Damien Chazelle

Les baguettes rouges

Par Olivier Thibodeau
Comme l’éclair zébrant le ciel pluvieux, vision grandiose mais usitée pour tous les admirateurs de la voûte céleste, Whiplash force l’admiration, surtout par son caractère tempétueux et électrisant. Le retentissant succès festivalier de Damien Chazelle parvient ainsi à transcender un scénario conventionnel dépourvu de toute subtilité psychologique par le seul dynamisme de sa mise en scène, profitant autant d’un montage précis que d’une performance diabolique de J.K. Simmons pour conserver le spectateur hors d’haleine, nageant avec plaisir à la surface d’un drame simpliste agité sans cesse par de puissants remous émotionnels. Le réalisateur résiste ainsi habilement aux pièges du mélodrame, livrant un portrait passionné et lucide de la névrose mélomane, mais surtout une oeuvre hypnotique qui célèbre tout autant la complexité formelle du jazz orchestral que son rythme enivrant.

Fraîchement débarqué dans un prestigieux conservatoire new-yorkais, le jeune batteur Andrew Nieman (Miles Teller) espère profiter de son séjour pour émerger de l’ombre de Buddy Rich, concrétisant ainsi son rêve de devenir l’un des grands de la musique jazz. Voilà  pourquoi on le découvre d’abord dans la salle de pratique après les heures de cours, s’exerçant aux baguettes avec une impétuosité qui aura tôt fait d’attirer l’attention de l’éminent maestro Terence Fletcher (J.K. Simmons). Celui-ci l’invite alors à faire une courte démonstration de son talent pour ensuite disparaître comme un voleur, apparemment insatisfait des quelques notes jouées pour lui. C’est ainsi que s’amorce l’étrange relation sadomasochiste entre les deux hommes, relation dont l’amertume n’aura finalement d’égal que son pouvoir cathartique. Après avoir été sélectionné comme membre temporaire de son ensemble exclusif, Andrew devra en effet subir toute l’ampleur du comportement intransigeant et abusif de Fletcher qui tentera à sa manière caustique et inhumaine d’en faire le prochain Charlie Parker. Il ne reste plus alors qu’à savoir si le jeune protagoniste aura l’endurance nécessaire pour résister aux intempéries et émerger de sa chrysalide ou s’il mourra plutôt dans l’oeuf, graine stérilisée de pur talent musical.

La qualité exceptionnelle de Whiplash se manifeste d’abord par la complexité inusitée de son titre. Morceau éponyme composé par Hank Levy pour le Don Ellis Orchestra, celui-ci nous rappelle également le violent traumatisme crânien associé aux accidents automobiles. Dans son sens littéral, il signifie également la flagellation, celle-là même qui poussera ici Andrew jusqu’à l’extrême limite de ses capacités. Rare exemple de virtuosité scénaristique au sein d’une oeuvre qui se complaît presque uniquement dans la multiplication de répliques incisives, cette triple connotation permet en outre au réalisateur de parfaitement cerner l’insoutenable passion qui habite ses personnages, âmes meurtries et exigeantes pour qui la douleur traumatisante est un mal nécessaire dans le processus de perfectionnement artistique. Cela dit, son film n’a besoin ni d’une grande perspicacité ni d’une grande finesse d’observation pour assurer son intelligibilité. Après tout, la violence des gestes et des paroles diégétiques circonscrite dans l’acte intrinsèquement brutal que représente le tambourinage se suffit à elle-même. Reflétée à la fois par la sauvagerie du montage, la quantité surprenante de sang versé et le rythme ardent des nombreuses mélodies au menu, cette violence constante et enflammée apporte une contribution admirable à un canevas foisonnant qui n’aurait guère à gagner en souscrivant au réalisme psychologique.

Il serait futile de décrire le film sans d’abord discuter de la présence étouffante de J.K. Simmons, dont l’émergence tant attendue des coulisses narratives se fait ici de façon impérieuse et mémorable. Mais au-delà de la puissance évocatrice de son faciès raviné, treillis ingrat de rides creuses et de veines serpentines fréquemment accentuées par de gros plans terrifiants, ainsi que sa remarquable volubilité et son aplomb glacial, cet honorable vétéran est bien servi par l’héritage du cinéma d’épouvante. Le film s’ouvre en effet sur le spectacle d’un protagoniste affairé aux tambours au fond d’un long couloir que la caméra arpente tranquillement, émulant ainsi les pas feutrés d’un observateur anonyme qui se rapproche inexorablement de sa proie. Inconscient de la nature subjective de ce plan initial, le spectateur est donc surpris par la soudaine apparition de Fletcher au même titre qu’Andrew, permettant ainsi au maestro retors d’effectuer une entrée digne des plus célèbres meurtriers gantés. Question d’ajouter à son infamie légendaire, Chazelle le cadre plus tard derrière la porte vitrée d’une salle de cours, silhouette monstrueuse et intrigante à la fois, source d’une contradiction continue qui nous fera alternativement le détester pour sa psychopathie impénitente et l’admirer pour son incomparable éthique de travail. Même les impressionnants chapelets de jurons colorés qu’on lui réserve permettent de concrétiser ce double statut puisqu’ils nous font rire et pleurer tour à tour, nous plaçant ainsi dans une position incongrue que seule peut concilier l’existence bien réelle des pulsions sadomasochistes qui nous attirent inéluctablement vers une oeuvre aussi épineuse.

Même s’il apporte une contribution majeure à l’atmosphère du film, manipulant le pauvre protagoniste à l’instar de nos sentiments éprouvés, les faisant osciller entre l’optimisme candide d’une jeunesse élevée aux dénouements hollywoodiens et l’angoisse dévorante des artistes inaccomplis, Simmons est loin d’être l’unique force motrice de l’oeuvre, reléguant au montage la tâche de transmettre l’énergie débordante du répertoire jazz essentiel à l’expression du drame. Impressionnante mosaïque de gros plans sensuels et de travellings nerveux, celui-ci nous absorbe corps et âme dans la diégèse en nous délectant autant des truculentes performances musicales de la troupe d’élite dirigée par Fletcher que des tribulations sanguinolentes du protagoniste dans la salle de pratique. On assiste ainsi au spectacle de cals rougeoyantes sur les mains abîmées du batteur, ainsi qu’à l’application laborieuse de bandages salutaires sur leur surface endommagée. On le voit même glisser les mains dans des pichets d’eau glacée entre deux sessions de battage démoniaque, observant avec désespoir l’effusion d’hémoglobine dans le liquide cristallin, épanchement malsain d’une humanité qui s’abîme moins pour l’art lui-même que pour un rêve de gloire échevelé.

Vecteur principal de la passion inhérente au récit, le rythme haletant soutenu par le réalisateur trouve son expression essentielle lors de la scène finale. On assiste alors à un duel musical entre le maître et son élève, duel hypnotique dont la seule puissance évocatrice est digne des meilleurs westerns spaghettis. Cette séquence cathartique, exemple rutilant du style tonitruant et sensuel préconisé par Chazelle, lui permet en outre de clore le récit de façon optimale, non pas sur les morales d’usage, mais sur un faîte d’intensité émotionnel presque inédit. Cette conclusion est d’autant plus cohérente qu’elle démontre cette qualité spécifiquement cinématographique qui le distingue du drame littéraire, contribuant ici à galvaniser plutôt qu’à instruire un spectateur dont les bas instincts pour la cruauté et l’asservissement trouvent leur reflet un peu partout à l’écran. Whiplash demeure donc entièrement circonscrit dans l’univers du spectacle, vitrine d’un jazz somptueux et d’une impressionnante mesquinerie qui nous empoigne et nous enivre du début à la fin, nous conviant ainsi à une expérience sensuelle exemplaire, remède idéal à la verbosité hollywoodienne rampante. À voir avant qu’il ne soit trop tard.
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Critique publiée le 9 décembre 2014.