WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Emperor's Naked Army Marches On, The (1987)
Kazuo Hara

Pertes de contrôle

Par Mathieu Li-Goyette

Conduite dans le respect de l’agresseur et des agressés, la démarche de Kazuo Hara jouit d’un pragmatisme dangereux dans The Emperor’s Naked Army Marches On. D'abord une quête de vérité, ensuite de justice, elle ne se contente pas des consolations qui firent rebrousser chemin à tant d'autres. Autrement dit, voici un film qui ne figure pas parmi les grands films qui salèrent les plaies de la Seconde Guerre, probablement parce qu’il s’est frotté de trop près au mal, qu’il l’a regardé un peu trop longtemps dans les yeux, qu’il a ressenti envers lui une empathie, peut-être même une affection. Il nous est cependant d’avis que ces films aussi douloureux qu’éminemment nécessaires ont su tirer une morale pour la suite du siècle précédent et une bonne question pour le suivant : jusqu’où le cinéma, et plus largement l’acte de captation, est à même de provoquer le réel? The Act of Killing poursuivait plus récemment la même question : jusqu’où, en conservant la posture rigoureuse de l’intellectuel ou de l’artiste, peut-on saisir la méchanceté et la faire sienne? Si l’acte créatif est fondamentalement passionnel et si tel acte n’a de passion qu’un idéal empirique de justice, jusqu’où peut-on agréer cette méchanceté cinématographique? The Emperor’s Naked Army Marches On, sans oser y répondre, fait de cette question une obsession.

Avant toute chose, il faut savoir que le premier choc que procurent les films de Kazuo Hara sont des chocs esthétiques. Avant même la beauté (ou la laideur) du sujet, c’est la maîtrise de la mise en scène et du travail à la caméra qui tend le regard et captive toute l’attention. Les plans-épaule urbains de Sayonara CP (1972), ceux flottant plus allègrement qu’une steadycam; les belles compositions réfléchies à l’arraché dans Extreme Private Eros (1974); l’équilibre des cadres surchargés d’individus amers dans The Emperor’s Naked Army Marches On, cette appréciation formelle des corps parcourt tout son cinéma. Elle est le fruit du travail d’un grand photographe, mais aussi d’un cinéaste gonzo comme il n’y en a eu que très peu. Car si la qualité picturale de ses documentaires nous tend, il faut aussi dire qu’il n’y a guère de détente à trouver avant le générique final, les sujets de Hara et ses personnages plus grands que nature veillant à alimenter notre intérêt pour leurs frasques éclatantes de folie.
 
Le cas de Kenzo Okuzaki semblait ainsi tout désigné pour que Hara y retrouve ses propres obsessions pour le corps et sa gouvernementalité au sein de la société japonaise. En effet, l’auteur entretient une fascination pour la vie privée des individus, pour leurs secrets les mieux gardés et les réalités sociales qui maintiennent ces derniers dans l’ombre. Non pas tant parce qu’il fait un cinéma-tabloïd, mais bien parce qu’il n’y a pas meilleure manière de voir craquer un Homme que de lui faire avouer l’inavouable.
 
Hara est ce qu'on appelle un abonné de l’exercice. Il l’exécute habilement et habituellement lui-même, suivant pas à pas ses sujets à la recherche d’une cheville à fêler, puis l’exploitant jusqu’à un certain point de non-retour – point où le film s’arrête généralement avec fracas. Son cinéma est une performance qui joue de la patience des individus et capte la détresse humaine dans ce qu’elle a de plus discernable. Ceci dit, pour Okuzaki il n’en sera rien. Cet homme, plus fou encore que Hara ne pouvait l’espérer (ou le prédire), s’est même fièrement attaqué à l’image sacro-sainte de l’empereur Hiro Hito en 1969. Maintenant sorti de prison, il est toujours à la recherche d’actions subversives pour remettre en cause l’ordre établi. Shohei Imamura, cinéaste prestigieux de la nouvelle vague et ancien maître de Hara le filme, mais le mentor se désintéresse rapidement, trouvant le discours du rebelle confus et ses plans inquiétants. C'est donc au disciple de prendre la balle au bond; il part, muni de sa caméra et accompagné d’une petite équipe, pour assister avec appréhension aux nouvelles frasques d’Okuzaki.
 
Ce qu’il faut bien comprendre par ce détour, c’est que l’action d’Emperor’s Naked Army Marches On ne se serait point déroulée si Hara n’avait pas décidé de suivre Okuzaki – et de le suivre jusqu’au bout, promettant de ne jamais intervenir ni d'influencer sa démarche. Comme dans tous ses films, la réalité manichéenne et toute en aplat si bien vendue par les grands médias, qui voyaient en Okuzaki un phénomène de foire, fait maintenant place à un protagoniste plus complexe, plus imprévisible. Pour donner sens à ses démarches, Hara l'héroïse, le filme comme un roc, sagement assis dans sa camionnette entouré de journalistes et de policiers. La posture est emblématique et limpide : seul contre tous, Okuzaki dérange et ses slogans n’ont d’autres effets que de provoquer une curiosité apolitique. L’acte est manqué. Le coup avorté.
 
Mais la rage d’Okuzaki a ses sources et c’est précisément à leur recherche que partent Hara et sa nouvelle idole, détournant l'acte révolutionnaire vers une enquête sur les origines du mal. Pendant que le vétéran avait été fait prisonnier de guerre par les forces alliées durant la campagne de Nouvelle-Guinée, son bataillon était resté cantonné dans la jungle jusqu’à l’automne 1945. De retour au pays, deux soldats de première classe sont reportés « exécutés » par leur officier supérieur. Okuzaki a toujours douté du fond de cette histoire. Le frère et la sœur des deux militaires aussi. Retrouvant ces derniers 40 ans plus tard, il se lance dans une mission incroyable à la recherche des officiers présents durant cette exécution, exigeant d’eux cette vérité qui n’est pas bonne à dire.
 
Okuzaki prend donc le relais et le dispositif intrusif de Hara se dédouble. Le sujet devient en quelque sorte co-documentariste le temps des discussions et, méthodiquement, on le regarde se présenter auprès de ses anciens supérieurs, professer contre l’ancien régime militariste et décrier les mensonges qu’on lui sert sans scrupules. Bien que les dénis s’avèrent nombreux et que les vétérans souhaitent généralement tourner la page – « Laissez l’âme de ces soldats en paix! », lance-t-on à plus d’une reprise – Okuzaki ne désespère jamais, pas même quand les membres des familles laissées sans réponse abandonnent. En recrutant deux acteurs pour les incarner, le forcené poursuit sa quête, se fâchant régulièrement jusqu'à ce que les conversations deviennent des interrogatoires et les discussions des luttes au sol.
 
Pendant ce temps, Hara ne bouge pas. Pas même quand Okuzaki assène une pluie de coups de pied à son adversaire, pas même quand celui-ci renverse Okuzaki. « Tu aurais dû arrêter de filmer et venir m’aider », lui lance-t-il, enragé, sachant que le cinéaste a osé capter un moment de faiblesse dans sa démarche. Mais Hara laisse couler, laisse tourner et filme constamment les deux mains derrière la caméra. Pas devant.
 
L’auteur se montre ainsi tout à fait conscient de sa démarche, soulignant même le premier acte de violence physique du film par un ralenti – le seul – qui vient radicalement changer le ton de l’œuvre. Le personnage nuancé devient peu à peu un monstre de ressentiment et Hara, hors de tout doute, en perd le contrôle. Okuzaki est entraîné dans une hubris inépuisable, alimentée par les témoignages révoltants qu’il parvient à tirer de ses victimes alors qu'on apprend à ses côtés qu'en deçà de cette fusillade illégale (elle survient 23 jours après la capitulation) se cacherait en fait un acte de cannibalisme éhonté; prisonniers de la jungle, les officiers auraient fait abattre les soldats pour les manger. « Nous mangions tous de la viande. Blanche ou noire », dit-on avant de préciser plus loin que le haut commandement entérinait la dévoration des indigènes, mais pas celle des forces alliées (et encore moins celle des Japonais). 
 
En ce sens, l’efficacité du cinéma de Hara n’est pas à défendre ni même à critiquer. Elle a permis, à chacune de ses œuvres, d’ouvrir des débats dans l’espace public japonais et de provoquer de vives réactions de part et d’autre du panorama politique. Là où le cinéaste réinvente la manière de penser la forme documentaire et le politique au cinéma, c’est plutôt dans sa mise en scène du rapport des individus à la caméra. Alors que la forme « traditionnelle » du documentaire s’interroge sainement, voire sagement, sur l’éthique de la captation, le cinéma de Hara repose sur la difficulté qu'implique la non-intervention du réalisateur. Une idée fébrile, généralement plus chère aux photographes de guerre qu'aux cinéastes. 
 
Ce n’est pas anodin si l’une des dernières scènes de Emperor’s Naked Army Marches On se clôt sur Okuzaki qui, essoufflé d’avoir tabassé un vieillard qui a tout avoué, explique qu’il a recourt à tant de violence pour le bien commun d’une société où l’autocensure règne, car contrairement aux nombreux films (fictions et documentaires confondus) portant sur les procès des nazis, les intervenants ici ne sont pas en mesure de rejeter la faute de leurs crimes sur des alibis d’ordre hiérarchique ou impérial. Ils se terrent dans la honte, rendus vulnérables et muets par ce respect pesant envers les figures d’autorité. La relation paradoxale qu’entretiennent les vétérans avec le pouvoir critiqué fait donc toute la nuance du film, minimisant facilement ses torts éthiques au profit d’un constat d’envergure sur les relations de force dans la société japonaise contemporaine. À chaque reprise, l'impitoyabilité du dispositif cinématographique fait œuvre utile et rédige, suivant la formule de Pierre Klossowki, le programme d'un véritable théâtre de la cruauté : la constante mise en scène d'une machine à produire le réel ; c'est-à-dire la mise en scène du dispositif représentationnel, puis du rapport profondément tyrannique qu'il entretient avec ses sujets.
  
Tout cela pour dire qu'il fallait, pour trouver Okuzaki, un bon reporter. Mais pour le laisser faire, pour perdre le contrôle et ne jamais s’interposer, il fallait bien davantage : il fallait un cinéaste capable d'intellectualiser cette dite perte de contrôle par le biais d’un montage électif et d'une mise en scène qui allait constamment chercher à remettre en contexte son sujet ainsi que sa propre méthode, donnant à son héros l’espace nécessaire pour se cogner contre les parois d’un cadre-prison fourmillant d’informations contradictoires et d’individus aux nerfs hérissés. Il fallait quelqu’un capable de joindre cette perte de contrôle et ce saut dans une folle cruauté à un projet plus grand, plus terrifiant, sur la démence humaine et ce qui, sans qu’il s’agisse de les juger mais bien de les entendre, fit que des Hommes en vinrent à manger des Hommes.

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Critique publiée le 2 décembre 2014.