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Fight Church (2014)
Daniel Junge et Bryan Storkel

Une main de fer dans un gant de velours

Par Olivier Thibodeau
Démarrant comme un ennuyeux reportage sur un intrigant sujet, ce plus récent documentaire des vétérans réalisateurs Daniel Junge et Bryan Storkel évolue à la manière d’un film de fiction, développant en cours de récit un discours admirablement articulé sur les thèmes principaux qui le sous-tendent, exacerbant en outre le pouvoir dramatique de celui-ci à l’aide de scènes d’action dantesques. Et bien que le film souligne subtilement les contradictions inhérentes au discours des différents intervenants, il refuse le militantisme malhonnête de grossiers polémistes tels que Michael Moore, préférant laisser l’interprétation des images dans l’œil du spectateur. Il se bornera ainsi à candidement filmer l’expression d’une humanité trop passionnée pour véritablement comprendre la portée de ses actions, mais surtout, trop passionnée pour l’enseignement des choses divines.

Couvrant un phénomène beaucoup plus répandu qu’on pourrait se l’imaginer, soit celui des pasteurs adeptes de combats extrêmes, l’œuvre de Junge et Storkel se concentre sur un échantillon de cinq individus (Paul Burress, Preston Hocker, John Renken, Nahshon Nicks et Scott Sullivan), lesquels vivent tous confortablement le mariage entre leur foi chrétienne et leur prédilection pour la violence sanglante qui sévit dans l’hexagone. Pour offrir un contrepoids aux nombreux arguments de ces hommes immensément passionnés à la fois pour leur dieu et pour leur sport, ils retiendront les services du révérant new-yorkais John Duffell, théologien tout aussi articulé, mais farouchement opposé à la tenue de combats extrêmes dans sa cour arrière. On apprendra ainsi que New York est l’un des deux seuls états où l’exercice professionnel des arts martiaux mixtes demeure illégal à ce jour. On suivra donc en filigrane le processus ardu de légalisation du sport à travers les interventions antagonistes de Duffell et Burress, pour qui celle-ci représente la chance d’élargir sa base de fidèles tout en lui permettant de sortir de la retraite lors d’un combat organisé par son église. Et bien qu’il mette d’abord de l’avant les certitudes absolues entretenues par les différents intervenants, le déroulement du récit fera apparaître de nombreuses nuances, exacerbant ainsi la contradiction inhérente entre la brutalité intrinsèque d’une pratique visant à assommer autrui et les doctrines humanistes et communales propres à la religion chrétienne.

D’abord systématiquement cloisonnés, les différents récits parallèles commencent bientôt à s’entrecroiser, créant ainsi un discours dialectique d’une puissance démultipliée. On rencontre donc chacun des quatre principaux intervenants à tour de rôle, assistant à quatre entrevues platement filmées dans leurs lieux de culte respectifs, occasion pour eux de mécaniquement raconter leur passé tout en étayant leur philosophie personnelle. On assiste aussi aux activités de leurs différentes écoles de combat au gré de séquences martiales et de prières communales aussi inspirantes que redondantes. On constatera alors une frappante similarité entre ces différents individus, laquelle permet de donner du relief à leurs désaccords futurs. Or, le flot initial de témoignages positifs sera bientôt abruptement interrompu par l’intervention d’un détracteur sobre et éclairant, le Père John Duffell, pour qui le principe d’amour sous-tendant la religion chrétienne est perverti par la pratique d’un sport aussi violent que les arts martiaux mixtes. Point alors l’idée d’une contradiction d’intention autant éthique que théologique, laquelle vient soudainement épaissir le propos du film jusqu’à la caramélisation totale. On notera d’ailleurs qu’il n’est pas nécessaire ici de multiplier les points de vue antagonistes sur le sujet, puisque cette contradiction est habilement relevée dans le discours même des défenseurs du sport, avec l’aide d’une myriade de séquences de combat savamment montées pour en exacerber le caractère démesuré. L’inclusion d’un cinquième intervenant, l’entraîneur devenu philosophe Scott Sullivan, imposant Texan à la tignasse décolorée, fonctionne également dans ce sens puisqu’il nous permett de découvrir un homme d’une profondeur inespérée, montagne de muscles ayant renoncé à la violence après une quête introspective qui permettra en outre de remplacer la salle d’entraînement par une luxuriante bibliothèque en arrière-plan des séquences d’entrevue.

D’abord montrés comme des humanistes joviaux s’occupant amoureusement de leur troupeau et galvanisant les fidèles par le spectacle et l’enseignement simultanés de leur force guerrière, les quatre intervenants dévoileront bientôt un côté sombre qui nous fera douter non pas du bien-fondé de leurs intentions, mais de l’impact insoupçonné de leurs actions. Paul Burress se révèle donc comme un être exceptionnellement doux et affable, mais sa candeur devient vite problématique. Convaincu des vertus de sa pratique par une rhétorique savamment étudiée, il ne considère pas les implications de ses leçons sur les jeunes esprits avides de pouvoir martial. Lors d’une entrevue particulièrement révélatrice avec un de ses jeunes poulains, on comprendra que celui-ci désire uniquement dominer ses camarades, prétendant vouloir « casser la figure » de son prochain adversaire, un garçon plus jeune et plus petit. On comprend ainsi que l’art de la guerre, s’il ne découle pas d’un raisonnement individuel mûri peut facilement déraper dans la démesure égoïste, tout comme la croyance aveugle aux dogmes religieux. John Renken s’avère plus controversé encore, puisqu’il réclame le retour d’une « philosophie guerrière » absente des États-Unis contemporains. Prétendant que les mœurs actuelles tendent à « féminiser » les hommes, il souhaite transmettre à ses enfants la force d’où « découle la douceur biblique ». On le verra donc participer à une session de tir au pistolet avec son fils en bas âge, qu’il grondera d’ailleurs pour avoir abandonné après avoir reçu une douille au visage. John poussera même l’arrogance plus loin, en opposant une définition archaïque du mot « violence » à l’exercice du combat extrême. Les réalisateurs lui répondront par un habile montage alterné montrant une série de coups vicieux portés par les participants d’un match d’arts martiaux mixtes accompagnée par la réaction enthousiaste d’une foule scandant des encouragements belliqueux d’une méchanceté viscérale très éloignée de la douce piété qu’on prête généralement aux adeptes de la foi.

Parsemé de scènes d’action savamment montées tout droit sorties des plus excitants films de genre, Fight Church dépasse aisément les limites d’un sujet très intrigant à priori, mais vite privé de son caractère purement curieux. Objet d’analyse d’une pertinence frisant la brillance, le film relève donc de subtiles contradictions tout au long du parcours, usant d’intervenants passionnés pour mieux décrire l’attrait immédiat et irraisonné que peut avoir un homme de foi prêt à enfiler les gants dans le ring. Cet attrait ne résiste pourtant pas à l’œil aiguisé de la caméra, lequel permet de décrire une réalité autrement plus complexe. Et bien qu’il nous fasse fortement réagir par endroits, l’œuvre de Junge et Storkel parvient miraculeusement à conserver son objectivité, laissant aux images toute la latitude nécessaire pour s’immiscer doucement dans nos esprits. Même si certains préféreront la subjectivité assumée des réalisateurs du direct québécois (pour ne nommer que ceux-là), on pourra néanmoins se ravir du grand respect que les deux hommes entretiennent envers leur public, permettant ainsi le parachèvement d’une œuvre aussi intellectuellement stimulante qu’elle est propice à la discussion entre spectateurs.
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Critique publiée le 15 septembre 2014.