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Late Phases (2014)
Adrián García Bogliano

Crépuscule doré

Par Olivier Thibodeau
Méditation langoureuse sur la mort simultanée d’un genre et de ses héros, Late Phases détone avec le style nerveux et tonitruant ayant fait la renommée d’Adrian Garcia Bogliano (Rooms for Tourists, Cold Sweat), laissant sa pieuse révérence envers le cinéma de genre comme principal vecteur de sa marque de commerce. Avec sa première production en langue anglaise, le réalisateur espagnol nous livre ainsi un film de loup-garou crépusculaire d’une rare pertinence, sorte de Howling (1981) de l’âge d’or dont le traitement classique nous ramène à la belle époque d’un cinéma pré-Greengrass. Flanqué de trois figures-clé du récent revival d’horreur américain, Nick Damici (Mulberry Street, Stake Land, We Are What We Are), Larry Fessenden (Wendigo, The Last Winter, I Sell the Dead) et Robert Kurtzman (Wishmaster, The Woman, John Dies at the End), Bogliano crée ici bien plus qu’un amusant hommage aux classiques d’antan. Il propose plutôt une savante recontextualisation de ceux-ci dans une Amérique qui ne les entretient plus qu’afin d’en tirer des bénéfices pécuniaires. À l’instar de nos aînés, qu’on enferme loin du regard en attendant les fruits de leur mort, le film de loup-garou nous apparaît ainsi condamné à la vie dans une communauté fermée tandis que sa dénaturation mercantile continue d’enrichir les bonzes hollywoodiens habitant de l’autre côté de la grille. 
 
Produit de la nostalgie combinée des nombreux vétérans y ayant participé, le film stimule notre propre nostalgie dès le générique d’ouverture, alors que tous leurs noms défilent sur un fond noir d’une sobriété exemplaire ponctué seulement d’une savoureuse pièce orchestrale déterrée pour l’occasion. On enchaîne dès lors avec une scène mémorable où l’on retrouve le protagoniste Ambrose McKinley (Nick Damici) chez un pittoresque marchand de pierres tombales (Larry Fessenden). La tranchante répartie de ce vétéran aveugle sera donc immédiatement mise à profit, alors qu’il s’enquiert de la qualité des stèles économiques amassées devant lui, mais la grande qualité du scénario le sera également, alors que le thème central de la mort sera exploité de façon directe et très pertinente. Le récit poursuit ensuite son cours, alors qu’Ambrose est conduit par son fils Will dans une communauté fermée où il devra vraisemblablement passer le reste de ses jours. Le soir même, il sera victime d’une féroce attaque de loup-garou qui le privera de son chien Shadow et d’une aimable voisine nommée Dorothy. Réalisant très vite la nature de la menace qui plane sur lui, Ambrose profitera du mois suivant pour préparer sa contre-offensive, tissant simultanément des liens avec différents membres de la communauté, et se préparant pour une confrontation dont il ne souhaite même pas sortir vivant.
 
Doté d’une mise en scène sobre et maîtrisée, le film circonscrit avec précision l’univers solitaire d’Ambrose, contribuant également un rythme contemplatif qui lui sied parfaitement. Il se transforme ensuite en une éclairante étude de milieu, laquelle permettra simultanément d’explorer l’aliénation régnant dans l’univers clos des communautés de retraités, ainsi que d’épaissir la trame du whodunit. Fort de nombreux personnages évocateurs tout droit tirés des banlieues-dortoirs des années 80 et interprétés par une distribution triée sur le volet, le film bénéficie également d’une exceptionnelle progression dramatique, laquelle mêle les soupçons grandissants d’Ambrose à ceux qu’entretiennent les autres retraités à son égard. Le tout culminera lors d’un climax épique qui verra le justicier solitaire affronter une poignée de créatures, toutes plus rapides, plus puissantes, et plus voyantes que lui. À ce sujet, on notera la parcimonie avec laquelle Bogliano distribue les scènes d’action, préférant miser sur le drame personnel de son protagoniste, et l’épaisseur du mystère régnant afin d’entretenir notre intérêt. Et si l’on avait certes souhaité une plus grande générosité de sa part en terme de scènes sanglantes, on ne trouvera rien à redire sur la qualité de celles qui s’y trouvent, lesquelles sont ponctuées d’une trame sonore musclée garante de leur redoutable efficacité.
 
À l’instar de tous les films de loups-garous célèbres, Late Phases mise sur une scène de transformation absolument mémorable, clou d’un spectacle savamment orchestré par l’artisan chevronné, mais surtout le savant connaisseur qu’est Bogliano. Filmée en plan-séquence par une caméra volatile qui capture à la fois le dévoilement de la créature et la réaction paniquée du protagoniste, cette scène est parfaitement servie par les somptueux effets spéciaux de Robert Kurtzman. Et bien que ces derniers fassent nécessairement écho au travail de Rob Bottin et Rick Baker, ils nous rappelleront davantage celui de Chris Walas, créateur de Brundlefly, alter ego du protagoniste de The Fly (1986), dont la peau humaine se détache par grappes pour dévoiler une angoissante pilosité animale. Bien qu’elle ne dure que quelques instants, cette séquence s’inscrit glorieusement sur la liste à cocher du réalisateur, qui parvient ainsi à nous livrer une œuvre dont la familiarité des codes n’a d’égal que l’excellence de son exécution.
 
Pièce centrale d’un intrigant puzzle narratif, le protagoniste est habilement défendu par le scénariste et comédien Nick Damici, dont la performance sobre, mais sensible sied parfaitement à son personnage. Vétéran du Vietnam aigri, mais intègre, Ambrose nous rappellera ainsi le Clint Eastwood du demi-jour (et particulièrement son Walt Kowalski de Gran Torino), caractéristique qui ajoute à la nature crépusculaire du récit et au génie autoréférentiel de son auteur. Et bien que son drame personnel soit tracé en filigrane, l’amertume qui le ronge nous semblera toujours intelligible, fruit d’une présence soutenue et entière de la part d’un  acteur surprenant, dont l’interprétation d’un aveugle est d’ailleurs criante de vérité. 
 
Tel qu’on pourrait s’attendre d’une production dirigée par autant d’artisans passionnés tels que Bogliano, Fassenden, Kurtzman et Damici, Late Phases est le fruit d’un amour indéniable et contagieux, et sa grande qualité ne tient pas qu’au simple perfectionnisme des auteurs, mais à leur désir transcendant d’offrir au genre une vieillesse confortable. À l’instar des aînés, plus spécifiquement des vétérans de guerres impopulaires que la société a jadis utilisés avant de les jeter au rencard, le film de genre à usage unique retrouve ici toute sa noblesse perdue grâce à l’effort combiné de tous ceux qui voient dans le passé non pas une époque désuète, mais la pierre d’assise d’un avenir véritablement lucide.
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Critique publiée le 29 juillet 2014.