WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
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Q (1982)
Larry Cohen

Ombre sur Broadway

Par Olivier Thibodeau
Après le nourrisson carnassier d’It’s Alive (1974) et le messie extraterrestre de God Told Me To (1976), l’incursion de Larry Cohen dans l’univers des kaijus semble presque conventionnelle, surtout que le prédateur titulaire nous apparaît simplement comme le parent pauvre des créatures de Ray Harryhausen. Qu’à cela ne tienne, cette variation dynamique sur un thème connu constitue l’occasion parfaite pour le réalisateur new-yorkais d’élargir son impressionnant bestiaire, et d’ainsi réitérer son amour contagieux pour le spectacle cinématographique. Agrémenté d’une certaine dose de satire politique, son film est à l’image du divertissement hollywoodien classique, candide mais rythmé, regorgeant de dialogues savoureux délivrés par des interprètes frénétiques. C’est d’ailleurs cette qualité nostalgique qui nous permettra d’oublier l’esthétique ennuyeuse du monstre, ainsi que l’utilisation des références mythologiques de convenance. Q occupe en outre une place importante dans la filmographie de Cohen, puisqu’il s’agit de sa première collaboration avec Michael Moriarty, comédien zélé et chouchou de la critique qui tiendra la vedette dans ses trois autres films majeurs des années 80 (The Stuff, It’s Alive III : Island of the Alive et Return to Salem’s Lot).

Indifférent à la plausibilité de l’entreprise, Cohen accouche ici d’un scénario aussi invraisemblable qu’amusant, pot-pourri d’éléments disparates propres aux différents genres cinématographiques qu’il affectionne (monstres géants, gangsters verbomoteurs, baigneuses nues, inspecteurs de police endurcis, meurtres gore…). Nous serons donc témoins de la résurrection improbable de Quetzalcóatl, divinité aztèque aviaire ramenée à la vie dans le New York des années Reagan grâce à une série de sacrifices sanglants impliquant le retrait systématique d’organes humains. Le duo d’inspecteurs formé des acteurs culte David Carradine et Richard Roundtree se retrouve donc au centre de deux enquêtes parallèles, alors qu’ils recherchent à la fois la tête dévorée d’un laveur de carreaux commercial et le responsable d’un écorchage rituel. On pourrait certes croire qu’une divinité aztèque géante serait facile à repérer dans le ciel du centre-ville, mais celle-ci se dérobe miraculeusement à la vue, forçant les deux hommes à retenir les services d’un voleur de pacotille nommé Jimmy Quinn (Moriarty) pour découvrir sa tanière. Moult plaidoyers plus tard, lors desquels Cohen sort les griffes et oppose l’avarice individuelle de son anti-héros à l’avarice institutionnalisée des hommes d’état, nous sommes finalement témoins d’un excitant climax au sommet du Chrysler Building, alors que l’escouade tactique arrose la créature de plomb jusqu’à sa mort.

Fidèle au style musclé du réalisateur, le film démarre sur les chapeaux de roue, présentant trois meurtres spectaculaires et introduisant les trois protagonistes dans les sept premières minutes d’action. Le rythme est tel que le spectateur est immédiatement catapulté au cœur de l’excitant microcosme new-yorkais, à l’intersection de nombreuses vies occupées, dont celles du laveur de carreaux et de la vendeuse de souliers qu’il scrute à travers la vitre. Invectivant son admirateur tout en lui envoyant chaleureusement la main, la jeune femme sera bientôt témoin de sa décapitation subite lors d’une séquence loufoque et désinvolte qui aura vite fait d’établir l’atmosphère ludique du film. L’humour particulier de Cohen envahit dès lors le récit entier, alors que les inspecteurs Shepard et Powell tentent vainement de localiser la tête manquante de la victime et que Quinn prépare le vol d’une bijouterie nommée Neil Diamonds. La présence de cet humour savant se révèle d’ailleurs tout aussi essentiel à notre appréciation du film que son rythme endiablé, lesquels ont pour effet combiné de neutraliser les nombreuses invraisemblances et raccourcis narratifs ayant pu couler une itération moins parodique du genre. Voguant allègrement d’une scène à l’autre, faisant mouvoir l’action au gré de raccords abrupts ou précipités, le film ne nous laisse pas le temps de réfléchir aux incongruités qui le sous-tendent, si bien qu’il s’impose finalement comme un film de genre primordial, spectacle de boulevard devant servir d’échappatoire à une classe ouvrière avide de sensations fortes. Si le dévoilement du monstre se fait de façon alléchante, procédant d’abord d’une série de gros plans rognés et de silhouettes projetées sur les gratte-ciels pour ensuite lui faire crever l’écran, on notera qu’il n’est pas la vedette du récit. Cohen lui préférera en effet deux héros prolétaires dont les délicieuses frasques s’avèrent beaucoup plus mémorables et significatives que les attaques amusantes, quoique surdéterminées de la créature.

Garante à la fois du rythme et de la qualité intrinsèquement humaniste de l’œuvre, l’incroyable verve des comédiens joue ici un rôle primordial, renvoyant à toute l’entreprise au cinéma hollywoodien de l’âge d’or. Habilement conçus pour une distribution culte triée sur le volet, les savoureux dialogues imaginés par Cohen ne cessent de toucher la cible, créant ainsi d’amusantes variations sur des archétypes archi-connus. Nous verrons donc Carradine et Roundtree rivaliser d’intensité afin de parodier Harry Callahan et John Shaft, policiers musclés des années 70 aux prises avec un gangster maniéré tout droit sorti du cinéma des années 30. Pianiste à ses heures, véritable moulin à paroles en toutes circonstances, le personnage de Jimmy Quinn nous révèle toute l’étendue du talent de Michael Moriarty, dont l’alternance de vulnérabilité et de dureté nous rappelle à la fois le Cary Grant et le James Cagney des beaux jours. Fort d’un débit vocal qui n’a d’égal que son étrange charisme prolétaire (avec une coupe de cheveux minable et un costume ringard à la clé), il arrive à créer un être singulièrement complexe, usant d’une quantité parfaite de pathos pour faire du voleur minable qu’il interprète un individu véritablement attachant. Enfant de la rue, il nous apparaîtra d’abord comme un homme lâche et pathétique, mais on lui découvrira bientôt une touchante fragilité que seul un acteur véritablement talentueux pourrait ainsi porter à l’écran. Batteur de femmes mégalomane, on finira donc par le voir comme un être brisé et pitoyable, dont la libération finale est une surprenante source de joie. Pour sa part, David Carradine prend un malin plaisir à interpréter l’enquêteur qui le traque, faisant preuve d’un sens contagieux de la répartie. Aimable, souriant, ouvert d’esprit, courageux et astucieux, il se révèle comme l’antithèse du policier moyen, preuve par dix du pouvoir fantasmagorique du cinéma de genre.

Comme il l’a fait tout au long de sa carrière, surtout en accouchant de l’incomparable The Stuff (1985), Cohen ne compromet ici en rien sa vision artistique pour des considérations bassement pécuniaires, livrant une aventure épique dont les limitations techniques se transforment miraculeusement en qualités pittoresques. On notera ainsi la présence de nombreuses scènes tronquées et de trucages primitifs qui ne cessent de nous rappeler la nature intrinsèque des « vues » d’antan, dont la qualité désespérément spectaculaire compensait pour l’invraisemblance assumée du récit. Le réalisateur parfait ainsi la pureté de son œuvre en y ajoutant un film indéniablement hypnotique dont l’exécution énergique et l’aspect fauché ne cessent de célébrer le cinéma de genre comme texte vernaculaire.
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Critique publiée le 1er juillet 2014.