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Providence (1977)
Alain Resnais

Celui qui chuchotait entre les plans

Par Mathieu Li-Goyette
Providence. Un peu tout le cinéma d’Alain Resnais pourrait se sauver avec le titre. La rencontre des amants d’Hiroshima n’était-elle pas providentielle ? Ceux de Marienbad ? Et la cigarette de Smoking/No Smoking ? La providence chez Resnais, c’est le bienheureux hasard venant se déposer tout doucement dans un univers romanesque, provoquant une succession de remises en question et de « et si ? » hypothétiques. Scène après scène, ces questions scindent en deux le fil narratif, puis en quatre, puis en huit, nous laissant finalement pantois, bouts de ficelles en main, l’air joyeusement épuisé d’avoir tenté en vain de les tresser pendant que la caméra de Resnais, elle, n’a de cesse de les disperser.
 
Plus que les autres, Providence fait de cet enjeu narratif le cœur de son système : à partir d’un incident fantastique – un loup-garou est abattu en pleine campagne anglaise par un soldat –, l’auteur dresse un procès truqué, puis une plongée dans l’imaginaire d’un écrivain (John Gielgud) qui tente d’articuler un triangle amoureux. En personnages incontrôlables, Ellen Burstyn, Dick Bogarde et David Warner jouent doublement, autant dans les décors expressionnistes du grand manoir dans lequel ils maraudent, autant dans la voix off qui, si souvent, commente l’action en cours et vient contredire les autres voix, parlant par-dessus elles ou avec elles. Ainsi, la qualité romanesque du cinéma de Resnais se déploie avec tout le flegme qu’on lui connaît : le sens émane naturellement du cadre, mais aussi des mouvements de caméra comme des nombreux locuteurs qui commentent l’action, la nuancent dans ses gestes comme ses sentiments ; rien ne tient plus dans ce château de cartes où les cœurs sont crevés par les piques, où le romancier perd le contrôle de sa création jusqu’à les voir lui adresser directement la parole, brisant le mur entre les créatures et le créateur.
 
La providence de Providence, c’est avant tout celle de l’acte artistique dont on espère toujours tirer une bonne histoire à raconter. La providence de Providence, c’est celle de l’artiste comme insatiable bourgeois de l’esprit, nécessairement capable de mesurer la distance entre sa personne et son sujet. La conversation tenue autour d’une table, le dernier matin du film, enjoint le spectateur à une certaine définition des plus hautes classes sociales, y trouvant moins une corrélation politique qu’un style de vie où l’opulence permet la confusion des sens. C’est-à-dire que chez Resnais, la richesse des protagonistes permet un délire contrôlé propre à sa narration (celle de Marienbad, celle de Stavisky...) alors que l’urgence du souvenir des premiers films plus traumatiques (Nuit et brouillard, Hiroshima mon amour, La guerre est finie) s’inscrivait dans une posture nettement plus engagée.
 
Mais l’engagement ne devrait jamais être gage de qualité. Du moins, pas lorsqu’on filme si bien ni lorsqu’on saisit si originalement l’acte créateur d’un romancier en prise avec ses démons. Car Providence s’enfouit aussi dans l’univers de l’écrivain américain H. P. Lovecraft, maître incontesté du fantastique cosmique et fier habitant de la ville homonyme du Rhode Island. Si l’ouverture évoque La Tourbière hantée, le sommeil de l’auteur semble aussi possédé par de vicieux personnages que le sommeil des narrateurs lovecraftiens pouvait l’être. C’est-à-dire que l’attention maniaque aux détails, le vagabondage entre les rêves et la réalité, l’extrapolation des décors composés d’escaliers trop hauts et d’angles complexes rappellent l’univers de l’auteur du mythe de Cthulhu, les créatures tentaculaires en moins.
 
Malgré tout ce qu’on a pu intellectualiser à partir du cinéma d’Alain Resnais, c’est en tournant Providence que le grand amateur de séries B, de littérature pulp et de comics semble le plus à l’aise, rendant hommage aux univers qui ont formé son regard et dans lequel il déniche l’essentiel de ses phrasés. Ainsi les longs travellings chez Resnais ont toujours eu quelque chose du film d’épouvante, lui qui filme ici le manoir de l’auteur comme d’autres auraient filmé une maison hantée. De la même manière, ses compositions très équilibrées, évitant les gros plans pour s’en tenir aux échelles américaines et moyennes, rappellent un serial qui n’est qu’ennobli par la direction photo de Ricardo Aronovich, toute en textures veloutées et en éclairages grisonnants. De la même manière, les performances de sa petite troupe s'appuient sur les clichés d’usage les plus efficaces (Bogarde en serpent venimeux, Burstyn en amoureuse, Warner en preux soldat) qui évacuent du récit toutes formes de péripéties encombrantes.
 
De cet exercice technique mis en place pour transmettre au spectateur l’atmosphère de la lecture d’un roman au fil d’une nuit blanche, Resnais donne l’impression qu’un univers de fictions insoupçonnées se cache entre les interstices du rêve de l’auteur, matérialisant par la même occasion des personnages qui ne sont autres que des concepts littéraires ambulants. Pour renforcer davantage cette friction entre l’angoisse d’un artiste et l’irruption de ses créations dans notre monde, le cinéaste se repose sur des éléments scéniques baroques frôlant parfois l’absurde. Qu’il soit question d’un coureur faisant irruption durant les ébats amoureux ou de cette direction artistique extrêmement fleurie ou encore de ce bord de mer en carton, Providence est l’ultime musée imaginaire d’Alain Resnais, regorgeant de son amour pour le surréalisme (c’est bien avec Queneau qu’il collabore sur Le Chant du Styrène), tout en rappelant l’opulence du domaine de Marienbad et, par dessus tout, l’audace de la narration qu’il hérita de son affection pour le nouveau roman. 
 
Tellement qu’on en vient à se dire qu’entre les pages du roman et les scènes du film, c’est de Resnais dont Resnais parle, c’est de lui, avec ses personnages si récurrents, ses aléas du cœur qui lui sont si chers, cette touche de fantastique qu’il dût renier si longtemps, ne la consommant jamais autant qu’il le put en filmant ce loup-garou miteux, dont il est question. Et quand le cadavre de l’homme-loup qui, sur la table d’opération, prend le relais de la narration (est-il l’auteur du roman, est-il Resnais lui-même ?), c’est tout le paysage narratif du film qui s’en voit profondément chamboulé. Qui parle, dans Providence ? Peut-être qu’à force de confusions finement maîtrisées et de discussions bourgeoises entortillées autour d’un thé, ce n’est nul autre que la providence elle-même qui s’agite et discute, cet heureux hasard créatif qui relie les idées à des sentiments, des sentiments à des personnages, des personnages à des lieux, puis enfin à des actions, comme si Resnais tendait la perche à la substance créatrice du cortex humain. La providence se terre ici au cœur de cette incommensurable pyramide comme le secret enfin révélé du manoir, quelque part en compagnie de Lovecraft et de Duras, pile entre Tales From the Crypt et les cadavres exquis comme un véritable ouvroir du cinéma.
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Critique publiée le 19 mai 2014.