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Wind Rises, The (2013)
Hayao Miyazaki

Maintenant que le vent est tombé...

Par Mathieu Li-Goyette
Il y a tant à dire sur Le vent se lève qu’il est difficile de savoir par où commencer : le montage, d’abord visuel, mais aussi sonore; le recours au registre de la tragédie; l’utilisation des rêves  la place que la femme y occupe; la genèse du concept japonais de salaryman; la relation tendue que l’auteur entretient avec l’Histoire de son pays, etc.

À tel point qu’il n’y pas de doute possible : Le vent se lève est l’oeuvre maîtresse de Hayao Miyazaki en même temps qu’elle occupe une position antithétique dans sa carrière. C’est-à-dire qu’on y voit des idées, des élans, que l’auteur s’était gardé de nous dévoiler auparavant, des concepts parfois si étonnants qu’ils remettent en question les grandes étapes de cette carrière que nous fûmes si nombreux à suivre. Celui qui avait toujours privilégié les récits fantastiques aux tons féeriques et environnementalistes délaisse en bloc les thématiques qui le distinguaient de ses paires et façonne une biographie digressive sur la vie de l’ingénieur d’aviation Jiro Horikoshi. L’homme qui dessina, entre autres aéronefs, le Zero de la Seconde Guerre est l’ultime héros du cinéaste, un personnage complexe à la morale ambivalente, un travailleur infatigable qui amène par ses ferveurs une variété d’interrogations et d’hésitations auxquelles l’auteur ne nous avait pas habitués. Comme tous les grands derniers films, celui-ci a un quelque chose de cumulatif, l’impression que se croisent ici des enjeux parsemés depuis Le château de Cagliostro (1978); que se rencontrent enfin des peurs que Miyazaki avaient depuis toujours reléguées derrière le masque enfantin de ses personnages, comme si Totoro avait caché la peur de l’âge adulte, comme si Mononoké incarnait celle que la Nature ne se fâchât un jour.

Mais de tous ces traits esthétiques, il y aura toujours le vent pour joindre les autres. Et dans Le vent se lève, titre repris au célèbre poème de Paul Valéry, l’air est la matière invisible la plus visible qui soit. Il est ce qui fait rêver Jiro dans cette première séquence qui rappelle l’introduction du de Federico Fellini comme il est la cause de tout mouvement à l’écran : celui des cheveux, des herbes, des avions de papier comme de ceux en métal. Jeune enfant, Jiro rêvait déjà de le dompter et c’est en grandissant, sous l’influence d’un ingénieur italien, qu’il parviendra au bout de ses peines. Le récit qui s’en suit est une grande histoire de persévérance face à l’adversité (historique, politique, romantique) qui fait des bonds prodigieux dans le temps. Le montage elliptique enlace l’une des périodes les plus fascinantes de l’histoire du Japon moderne. Des années 10 à la veille de la Guerre du Pacifique en passant par le tremblement de terre de Kanto, Miyazaki dresse un contrepoint à la technologisation galopante du pays, à son implication dans les joutes de pouvoir internationales et à ses complexes rancuniers face à l’occident.

À ce sujet, le parcours de Jiro en étonnera plus d’un, car jamais il ne sera question pour lui de remettre en question cette destinée qu’il poursuit. Pas même lorsque sa compagne est au seuil de la mort, l’ingénieur ne démordra de son rêve qu’est celui de « créer quelque chose de beau »; pas même lorsque ses supérieurs lui diront que son invention servira à l’armée japonaise, le protagoniste ne s’arrêtera un instant pour penser aux conséquences de son brio... Mais heureusement, l’omission totale des scènes militaires prélève du récit tout effet de causalité qui relierait la vitesse de son invention aux kamikazes ou la maniabilité de ceux-ci à l’attaque éclair de Pearl Harbor. Comme l’ingénieur italien le répète dans les rêves qui ponctuent la structure dramatique, il faut toujours « préférer un monde avec des pyramides », quoi qu’en disent les esclaves ensevelis.

Le vent se lève s’avère le film le plus sombre du cinéaste, un film où l’on voit quelque chose se lever – et ce n’est pas que le vent – pour engouffrer le monde. Les scènes en Allemagne nazie empruntent des éléments stylistiques au film noir avec ces ombres portées sur les murs, avec ses costumes et ses caractères ; la séquence magistrale dans un refuge de campagne détonne par son ambiance vaporeuse, profondément romanesque, alors que l’on fait la rencontre d’un Allemand au regard vitreux. Ce dernier, largement inspiré de l’œuvre de l’écrivain Thomas Mann, porte en lui une nostalgie pour la République de Weimar doublée d’une appréhension maladive des conflits à venir. Ces moments d’embarras sont toutefois intercalés par de très belles séquences poétiques. Qu’elles soient burlesques ou oniriques, celles-ci sont l’occasion pour Miyazaki de prendre des risques. Le montage son, par exemple, tamise le bruitage et ne fait ressortir que la musique du fidèle Joe Hisaishi. Dans le même ordre d’idée, les sons d’avion, d’explosion, de feu et de tremblements sont le fruit d’un travail sonore exécuté par la bouche des doubleurs. Ce bruitage buccal, une première en quelque sorte, s’intègre allègrement à la technique du dessin qui fait encore une fois honneur aux procédés manuels.

Et comme rien n’est anodin chez Miyazaki, que le travail du son soit aujourd’hui si bouleversant s’enjoint à l’inquiétante étrangeté qui rôde dans son film. Par le biais d’une forme travaillée (la précision du découpage permet à de nombreuses scènes d’être muettes, puis l’insertion de plans subjectifs renforce la qualité sensorielle des images) et d’un recours au monde des rêves qui n’est pas sans rappeler l’usage qu’en avait Akira Kurosawa (notamment dans Kagemusha et dans Rêves), l’auteur façonne une oeuvre où l’appréhension est souveraine et où lorsque le protagoniste dit « il faut tenter de vivre », nous murmurons « malgré tout ».

Mais de quelle appréhension est-il question? De la mort – toujours de celle-ci – qui, comme dans le poème de Valéry, rôde dans les forces de la nature qui se déchaînent devant l’Homme. Mort de sa femme, mort des militaires, mort des ennemis et, ultimement, mort du cinéaste (ou du moins d’une parcelle de lui qui s’en va avec cette retraite annoncée) qui nous fait ses adieux dans une séquence finale troublante où Jiro, sanglotant, prononce deux arigatô. Deux remerciements successifs, bien sentis qui s’adressent évidemment à son mentor italien, à sa femme qui l’attend (encore) dans l’au-delà et au public qui, onze films durant, vola grâce à Hayao Miyazaki.

Car qui est Miyazaki sinon le plus grand ingénieur aéronautique du cinéma? Sinon celui qui, depuis les toutes premières oeuvres, décline le rêve de s’envoler à travers diverses encolures narratives qui soutiennent le même engagement humaniste envers la vie et tout ce qui la compose. Chaque opus aura été l’occasion de résister un peu plus à la numérisation du cinéma d’animation, d’imposer, par cette résilience, une consistance rare dans l’histoire du cinéma par le biais d’un seul mot d’ordre : le souffle du vent et toute la matérialité du médium qu’il souligne. Le vent est ici matrice de toute vie organique. Il fait tourner les moulins et planer l’appareil de Nausicaä, de Kiki, de Porco; il fait onduler l’eau de Ponyo...

Cette esthétique aérienne avait visiblement encore d’autres beautés à nous faire découvrir et, dans Le vent se lève, au-delà d’un authentique sentiment d’accomplissement et de finitude, c’est l’impression d’une regrettable accalmie qui domine. Le vent comme moteur de l’animation, comme créateur d’harmonie, générateur de hasard et vibreur de matière – voilà l’idée de génie que l’on devra retenir lorsqu’on pensera dorénavant au legs du cinéaste. « Le vent se lève... Il faut tenter de vivre », disait Valéry. Maintenant que le vent est tombé, c’est tout le cinéma japonais qui devra tenter de survivre.
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Critique publiée le 12 mars 2014.