WOCHE DER KRITIK : Les 10 ans de la Semaine de la critique de Berlin
L’équipe Infolettre   |

Adaptation. (2002)
Spike Jonze

Les angoisses de l'évolution

Par Jean-François Vandeuren
Le défi de l’adaptation cinématographique se révèle souvent de taille. Le commentaire que suscite généralement ce genre d’entreprises veut d’ailleurs que les artisans du film ne soient malheureusement pas parvenus à rendre totalement justice à l’oeuvre originale. Si le cinéma et la littérature suivent des avenues dramatiques et narratives qui ne semblent pas toujours vouloir se croiser, une quantité astronomique de bouquins de toute sorte est néanmoins portée à l’écran chaque année – pour des raisons essentiellement mercantiles, bien évidemment. En 1994, Charlie Kaufman aura été confronté aux difficultés d’un tel exercice alors qu’il aura été mandaté d’adapter le livre The Orchid Thief de la journaliste Susan Orlean. Motivé par le désir de relever la splendeur des mots de cette dernière comme le mysticisme entourant la variété de fleurs traquée dont il est question dans ses écrits, le scénariste aura vite été confronté à l’absence d’un fil narratif suffisamment substantiel pouvant lui permettre d’élaborer un scénario un tant soit peu fonctionnel, et ce, même en dehors des conventions du cinéma commercial. La question se pose du coup une fois de plus à savoir si tout peut – et doit – simplement être mis en images.

Acculé au pied du mur, ne sachant trop comment se sortir d’une telle impasse créatrice, Kaufman (interprété ici par le toujours dévoué Nicolas Cage), aura fini par s’intégrer lui-même au coeur de son scénario, Adaptation. se voulant le résultat de même que le compte-rendu de ce parcours des plus sinueux. Cette seconde collaboration en autant de longs métrages entre Spike Jonze et le scénariste ne tourne cependant pas uniquement autour de l’histoire classique d’un auteur confronté à la page blanche. Le génie de Kaufman réside d’ailleurs dans la façon peu orthodoxe dont il sera parvenu à faire d’une pierre trois coups. Ce dernier livre ainsi un brillant exposé sur les méandres du métier d’artiste, doublé d’une critique tantôt sévère, tantôt étonnamment élogieuse du système hollywoodien, tout en réussissant par la bande à rendre justice à l’oeuvre d’Orlean en en relevant les passages les plus inspirés et inspirants par l’entremise de séquences de « fiction » revigorantes et d’une savante utilisation de la voix off. Le tout au coeur d’un récit d’une densité hallucinante dont Kaufman semble continuellement effectuer la psychanalyse, tandis que tous les éléments composant celui-ci se verront progressivement divisés en deux entités distinctes.

Ce jeu de miroirs projetant des reflets parfois altérés prendra d’abord forme dans la séparation des deux facettes de la personnalité de Kaufman, ce dernier s’octroyant ici un jumeau fictif répondant au nom de Donald. L’un incarne la rigueur intellectuelle ainsi que la volonté de proposer au monde quelque chose d’original et de significatif, l’autre représente le désir enfoui du scénariste de simplement embrasser la démarche beaucoup moins complexe du cinéma de divertissement. Une idée lui permettant par la même occasion d’arriver à un savant mélange de genres et de tons dans un film tirant son homogénéité de son propre éclatement narratif. Les intentions de Kaufman se révèlent également à travers le double sens du titre de l’exercice, entrecroisant le geste artistique et la capacité – ou l’incapacité – d’un être vivant, d’une création, à prendre racine dans un nouveau milieu, un nouveau médium. Le concept artistique défendu par le scénariste est d’ailleurs toujours ramené aux notions plus primaires et naturelles explorées dans le livre d’Orlean, lesquelles seront superbement exprimées au cours d’une séquence traitant plus directement des rouages de l’évolution et du geste vital qu’elle doit servir.

Par l’entremise d’une structure non-linéaire et impulsive, se laissant guider par la schizophrénie artistique de l’instigateur, Kaufman et Jonze auront mis sur pied une mise en abîme aussi improbable que d’une formidable ironie. Le duo nous invite ainsi à assister littéralement à la genèse du projet se déployant sous nos yeux, traitant à partir d’un microcosme créatif tout comme de l’infiniment grand du dessein permettant à toute chose d’être ou de ne pas être ainsi que de la joie, de la déception ou de l’indifférence qui en découle après coup. Toutes les mécaniques éculées face auxquelles Charlie se montrera si méprisant en début de parcours finiront elles aussi par infiltrer sa création, mettant ainsi un terme aux innombrables hésitations et remises en question de l’auteur, lorsque les rênes du récit seront confiées à Donald – d’ailleurs mentionné au générique à titre de coscénariste. L’oeuvre poétique et méditative impossible de son frère s’embrasera à ce moment pour faire place à un délire hollywoodien récupérant tous les clichés d’un thriller de bas étage. Un geste cinématographique corrosif, délirant et totalement assumé qui sera fatal pour l’un, mais salvateur pour l’autre.

Marchant dans les traces de Being John Malkovich tout en préparant déjà le terrain pour Eternal Sunshine of the Spotless Mind et Synecdoche, New York, Kaufman traite de nouveau ici d’obsessions et de manipulation – de l’histoire, du lieu investi, de la psyché comme du corps des individus. Les bases d’un discours que le scénariste avait déjà parfaitement implantées dans Being John Malkovich à travers son personnage de tireur de ficelles. Si Adaptation. s’impose, certes, davantage comme un film de Charlie Kaufman plutôt que de Spike Jonze, ce deuxième long métrage sera néanmoins déterminant pour la suite du parcours cinématographique du réalisateur. Il faut dire que le présent exercice demeure une oeuvre profondément personnelle pour le scénariste, et ce, autant du point de vue du récit que des thématiques abordées. L’artiste parle évidemment en long et en large des rapports difficiles qu’il entretient avec les femmes. Un problème récurrent, définissant pratiquement tous les protagonistes de Kaufman d’une façon ou d’une autre, face auquel Donald vient justement incarner toute la confiance et la désinvolture que Charlie aurait aimé posséder.

Avec Adaptation., Jonze et Kaufman auront tous deux raffiné leurs méthodes pour signer une deuxième collaboration plus abouties, moins rigide, et surtout beaucoup plus nuancée que la précédente, présentant deux artistes en parfaite symbiose ayant visiblement beaucoup appris l’un de l’autre. Le scénario de Kaufman exprime ainsi une vision transcendante du lien étroit unissant le destin de l’Homme, voire de toute chose, au schéma narratif le plus élémentaire, positionnant ses élans avec autant d’humour que d’ingéniosité à cheval entre ses préoccupations professionnelles, ses angoisses personnelles et le grand cycle de la vie. L’expérience passée de Jonze dans le domaine du vidéoclip se fait sentir pour sa part dans cette façon très musicale dont il rythme la progression du récit, lequel se déploie à l’écran telle la plus majestueuse et haletante des symphonies. Film ambitieux sur l’existence, l’art et la création au sens le plus large, Adaptation. se révèle un tour de force cinématographique dont la grandeur des idées n’a d’égale que l’impressionnante limpidité et la maîtrise totale de la démarche qui les sert.
9
Envoyer par courriel  envoyer par courriel  imprimer cette critique  imprimer 
Critique publiée le 12 février 2014.